-Oui, Douglas, ce serait plus sage, mais nous n'avons pas le temps. Je dois savoir. Nous n'avons aucune idée du nombre de ces échantillons qui peuvent se trouver entre les mains des consommateurs.
Son laboratoire disposait de plusieurs hottes en circuit fermé entourées de vitrages de protection biologique, car les pièces à conviction examinées ici étaient du sang. Elle me conduisit au fond d'une salle, où nous enfilâmes des masques, des gants et pour moi, une blouse de laboratoire. Elle brancha la sorbone qui aspira l'air dans la hotte, à travers des filtres à particules haute densité.
Je sortis de son sac le spray facial.
-Prête ? Il faut faire vite.
Je maintins une lame propre et le petit flacon sous la hotte, puis pulvérisai.
-Plongeons ça dans une solution à dix pour cent de chlore, dis-je ensuite. Puis nous la placerons dans un emballage triple épaisseur, et nous l'expédierons avec les dix autres à Atlanta.
-Je reviens tout de suite, dit Douglas Wheat en s'éloignant.
La lame sécha quasi instantanément. Je versai dessus quelques gouttes de colorant Nicolaou, et la scellai avec une lamelle. J'étais déjà en train de l'examiner au microscope lorsque Douglas revint avec un conteneur de solution de chlore. Elle y plongea plusieurs fois le Vita spray, tandis que toutes mes appréhensions s'amalgamaient en un monstrueux cumulus sombre et que je sentais ma veine jugulaire palpiter dans mon cou. J'avais sous les yeux les corpuscules de Guarnieri que j'avais appris à redouter.
Lorsque je relevai les yeux, Douglas lut à livre ouvert sur mon visage.
-Ce n'est pas bon.
-Non, ce n'est pas bon.
J'éteignis le microscope, et jetai mon masque et mes gants dans la poubelle destinée aux déchets toxiques.
Les sprays Vita provenant de mon bureau furent expédiés par avion à Atlanta, et un avertissement préliminaire fut diffusé sur tout le territoire à destination de quiconque pouvait détenir un tel échantillon. Le fabricant avait lancé un avis de rappel immédiat, et les compagnies d'aviation internationales procédaient au retrait des sprays dans les trousses de toilette destinées aux passagers de première classe et de classe affaire. Si mordoc avait touché à des centaines ou des milliers de sprays faciaux, l'ampleur de la propagation éventuelle de la maladie était atterrante. Nous pourrions nous retrouver à nouveau confrontés à une épidémie mondiale.
La réunion eut lieu à une heure, au bureau fédéral du FBI dans Staples Mill Road. Un vent violent faisait claquer au sommet de leurs mâts le drapeau fédéral et celui de l'Etat, arrachait aux arbres des feuilles brunes et faisait paraître l'après-midi beaucoup plus froid qu'il ne l'était en réalité. C'était un bâtiment de brique neuf, doté d'une salle de réunions sûre, équipée de matériel audiovisuel, et notamment d'un système de vidéoconférence. Un jeune agent de sexe féminin se trouvait face à une console à une extrémité de la table. Wesley et moi prîmes place sur nos sièges et rapprochâmes nos micros. Des écrans vidéo étaient installés sur les murs.
-Qui d'autre attendons-nous ? demanda Wesley tandis que l'agent spécial responsable, l'ASR, entrait avec une montagne de dossiers.
-Miles, répondit celui-ci en faisant référence au commissaire à la Santé, mon supérieur immédiat. Et la garde côtière.
Il jeta un coup d'oeil à ses papiers et ajouta:
-Le chef de station de Crisfield, dans le Maryland. Il arrive par hélicoptère. Cela ne devrait pas lui prendre plus d'une demi-heure, dans un de leurs gros oiseaux.
Il venait à peine de terminer que nous distinguâmes dans le lointain un faible battement de pales. Quelques minutes plus tard, le Jayhawk rugissait au-dessus de nos têtes et atterrissait sur l'héliport situé derrière le bâtiment. Je n'avais pas le souvenir qu'un tel hélicoptère de sauvetage se soit jamais posé dans notre ville, ou l'ait même simplement survolée à basse altitude, et les gens sur la route avaient dû être impressionnés à cette vue. Lorsqu'il apparut, le chef Martinez ôtait son manteau. Je remarquai son pantalon d'uniforme, son pull commando bleu foncé, et la situation m'apparut de plus en plus sombre.
L'agent à la console manipulait ses commandes, puis le commissaire Miles entra, et prit un siège à côté de moi. C'était un homme âgé à l'abondante chevelure grise plus rebelle que l'ensemble de son personnel réuni. Aujourd'hui, ses mèches pointaient dans toutes les directions, et il chaussa ses lunettes noires, sous un front lourd et sévère.
Tout en prenant des notes, il remarqua:
-Vous avez l'air un peu souffrante.
-Oh, c'est ce truc qui traîne partout en ce moment.
-Si j'avais su, je ne me serais pas assis à côté de vous.
Je savais qu'il pensait ce qu'il venait de dire.
-J'ai dépassé le stade contagieux, lui dis-je, mais il ne m'écoutait pas.
Des écrans s'allumèrent dans la pièce, et sur l'un d'eux, je reconnus le colonel Fujitsubo, puis Bret Martin apparut, nous regardant droit dans les yeux.
-Caméra branchée, dit l'agent à la console. Micros branchés. Quelqu'un veut faire le décompte pour moi ?
-Cinq, quatre, trois, deux, un, dit l'ASR dans son micro.
-Le niveau est bon ?
-Ici, c'est bon, dit Fujitsubo depuis Frederick, dans le Maryland.
-C'est bon, dit Martin depuis Atlanta.
-Quand vous voulez, annonça l'agent à sa console en parcourant la table du regard.
Je commençai:
-Un bref résumé, pour être sûr que tout le monde est au courant. Nous sommes confrontés à l'émergence de ce qui paraît être un virus apparenté à la variole, qui semble pour l'instant restreinte à l'île de Tangier, à vingt-neuf kilomètres de la côte de Virginie. Pour l'instant, nous avons dénombré deux décès, et une personne malade. Il est également très probable qu'une récente victime d'homicide ait été infectée par le virus. Quant au mode de transmission, nous soupçonnons une contamination délibérée d'échantillon de spray facial Vita.
Miles intervint:
-Ceci n'a pas encore été déterminé.
-Les échantillons devraient arriver d'un moment à l'autre, dit Martin à Atlanta. Nous procéderons immédiatement aux examens, et avec un peu de chance, nous aurons une réponse avant demain soir. En attendant, les sprays sont retirés de la circulation, jusqu'à ce que nous sachions exactement ce à quoi nous avons affaire.
-Vous pouvez les passer au PCR pour voir s'il
s'agit du même virus, suggéra Miles.
-Oui, acquiesça Martin.
Miles regarda l'assistance.
-Bien, que concluons-nous donc ? Nous avons un cinglé sur les bras, un nouveau tueur au Tylenol qui a décidé d'utiliser cette fois-ci une maladie ? Comment savons-nous si ces petites bouteilles de spray ne sont pas répandues partout dans la nature ?
Wesley prit la parole, sur le domaine qu'il possédait à fond:
-Je crois que le tueur veut prendre son temps. Il a commencé par une victime unique. Après ce premier succès, il s'est attaqué à une île minuscule. Il a réussi là aussi, et s'est alors attaqué à un département de santé en ville. (Il me regarda.) Si nous ne l'arrêtons pas, ou si nous ne développons pas un vaccin, il va passer à l'étape suivante. L'autre raison pour laquelle je soupçonne que nous en sommes encore à une attaque locale, c'est qu'il semble que les sprays aient été livrés directement, avec de fausses oblitérations sur les emballages, pour faire croire qu'ils avaient été postés.
-Vous affirmez donc qu'il s'agit d'une contamination criminelle, lui dit le colonel Fujitsubo.
-J'affirme qu'il s'agit de terrorisme.
-Et quel en serait l'objet ?
-Nous l'ignorons encore, répondit Wesley.
J'intervins:
-Mais ceci est bien pire que le tueur au Tylenol,
ou bien celui aux colis piégés. Les dégâts causés par ceux-là sont limités aux gens qui avalent les comprimés ou ouvrent les paquets. Dans le cas d'un virus, celui-ci va se propager bien au-delà de la première victime visée.
Miles demanda:
-Docteur Martin, que pouvez-vous nous dire de ce virus ?
-Nous avons quatre méthodes traditionnelles d'identification de la variole, dit-il en nous regardant d'un air guindé depuis son écran. Le microscope électronique, avec lequel nous avons observe une visualisation directe de variola.
-Une épidémie de variole ? cria presque Miles. Vous en êtes sûr ?
-Attendez, l'interrompit Martin. Laissez-moi finir. Nous avons également une méthode de vérification antigénique sur gel d'agar. Les cultures de membranes choriales d'embryon de poulet, ainsi que les autres cultures tissulaires, vont prendre deux ou trois jours. Nous n'aurons donc pas les résultats tout de suite, mais nous avons la PCR, qui a identifié un virus variolique. Simplement, nous ne savons pas lequel. Il est très bizarre, ne ressemble à rien de connu, ni au virus de la variole du singe, ni à celui de la variole blanche. Bien qu'il semble apparenté, il ne s'agit pas d'un virus classique de la variole majeure ou mineure.
Le docteur Fujitsubo intervint:
-Docteur Scarpetta, à votre connaissance, de quoi se compose le spray facial ?
-D'eau distillée avec du parfum. Il n'y a aucun ingrédient répertorié, mais c'est généralement le cas avec ce genre de spray.
Il prit des notes, et ajouta:
-Le produit est stérile ?
-Je l'espère, étant donné que le mode d'emploi vous encourage à le pulvériser sur le visage et les lentilles de contact.
-Ma question est la suivante, poursuivit Fujitsubo par satellite: quelle peut être la durée de vie de ces sprays contaminés ? Le virus de la variole n'est pas très stable en conditions humides.
-Juste, dit Martin en ajustant son oreillette. Il apprécie les milieux secs, et peut survivre des mois, jusqu'à une année, à température ambiante. Il est sensible à la lumière, mais dans un atomiseur cela ne lui pose pas de problème. Il n'aime pas la chaleur, ce qui malheureusement, lui rend cette période de l'année tout à fait propice.
-Alors, suivant ce que les gens en font quand ils les reçoivent, il pourrait y avoir beaucoup de sprays sans effet.
-Possible, dit Martin avec espoir.
-De toute évidence, remarqua Wesley, l'individu que nous cherchons a des connaissances en matière de maladies infectieuses.
-Il ne peut pas en être autrement, répondit Fujitsubo. Le virus doit être cultivé, propagé, et si nous nous trouvons réellement en présence d'un acte terroriste, cela signifie que les techniques expérimentales de base sont très familières au coupable. Il savait comment manipuler quelque chose comme ça, et comment se protéger. Nous partons du principe qu'une seule personne est en cause ?
-C'est ma théorie, mais nous ne disposons d'aucune certitude dit Wesley.
-Il s'est baptisé mordoc, remarquai-je.
Fujitsubo fronça les sourcils:
-Comme dans Docteur Mort ? Il veut nous signifier qu'il est médecin ?
Encore une fois, c'était difficile à dire, mais la question la plus inquiétante était également la plus difficile à résoudre.
-Docteur Martin, dis-je tandis que Martinez s'appuyait en silence contre le dossier de sa chaise, attentif. Nous présumons que vos installations et un laboratoire en Russie constituent les deux seules sources d'isolats du virus. Vous avez une idée de la façon dont quelqu'un a pu mettre la main dessus ?
-C'est le point crucial, renchérit Wesley. Aussi déplaisante que puisse être cette perspective, nous devons vérifier la liste de votre personnel. Pas de licenciements ou de démissions récentes ? Quelqu'un est parti ces derniers mois, ou ces dernières années ?
Martin répondit avec assurance:
-Notre source d'approvisionnement en virus de la variole est aussi méticuleusement surveillée et inventoriée que du plutonium. J'ai déjà vérifié tout cela personnellement, et je peux vous certifier qu'il n'y a pas eu de manipulation malveillante. Rien ne manque. Et il est impossible d'accéder à l'un des congélateurs verrouillés sans autorisation, ni sans avoir connaissance des codes des alarmes.
Tout le monde demeura un moment silencieux, puis Wesley parla:
-Je crois que ce serait une bonne idée de récupérer la liste des gens qui ont disposé d'une telle autorisation au cours de ces cinq dernières années. En me basant sur l'expérience, je pars du principe que nous avons affaire à un homme, blanc, probablement âgé d'une quarantaine d'années. Il vit très probablement seul, mais si ce n'est pas le cas, ou s'il sort avec quelqu'un, une partie de sa résidence se trouve à l'écart, l'endroit qui lui sert de labo...
-Alors il s'agit très probablement d'un ancien technicien de laboratoire, intervint l'ASR.
-Ou quelqu'un dans ce genre. Un diplômé, avec une expérience. Introverti, ce que je base sur un certain nombre de choses, notamment sa tendance à écrire en minuscules. Son refus d'utiliser la ponctuation indique qu'il est persuadé d'être différent des autres, et que leurs règles ne s'appliquent pas à lui. Il n'est pas bavard, et les gens qui le fréquentent doivent le trouver réservé ou timide. Il dispose de temps libre, et par-dessus tout, il a le sentiment d'avoir été maltraité par le système. Il pense qu'il a droit à des excuses de la part des gens les plus importants, de notre gouvernement, et je suis convaincu que c'est là la clé de sa motivation.
Donc nous parlons de vengeance pure et simple, remarquai-Je.
-Si seulement ce pouvait être pur et simple, dit Wesley. Mais ce n'est jamais le cas. Pourtant, je crois que la vengeance est le noeud du problème, et c'est la raison pour laquelle il est important que toutes les agences gouvernementales qui s'occupent de maladies infectieuses nous obtiennent les dossiers de tous les employés réprimandés, licenciés, démis de leurs fonctions, mis en congé, ou quoi que ce soit de ce genre, au cours de ces dernières années et de ces derniers mois.
Fujitsubo s'éclaircit la gorge:
-Bien, parlons de logistique, maintenant.
C'était au tour de la garde côtière de présenter un plan. Martinez se leva et fixa de grandes cartes sur des tableaux adhésifs, tandis que les caméras changeaient d'angle pour que nos hôtes à distance puissent voir.
-Vous pouvez les capter ? demanda Martinez à l'agent à la console.
-Je les ai, confirma-t-elle. Et vous ? dit-elle en s'adressant aux écrans.
-Parfait.
-Je ne sais pas. Vous pouvez zoomer encore un peu plus ?
Elle rapprocha la caméra tandis que Martinez sortait une baguette laser dont il dirigea le point rose intense sur la frontière entre la Virginie et le Maryland, dans la Chesapeake Bay qui traversait Smith Island, juste au nord de Tangiér Island.
-En remontant par là en direction de Fishing Bay et de la Nanticoke River, dans le Maryland, se trouvent un certain nombre d'îles: Smith Island, South Marsh Island, Bloodswoth Island, énumérat-il tandis que le point rose sautait de l'une à l'autre. Puis, nous nous retrouvons sur le continent, et ici, vous avez Crisfield, qui n'est qu'à quinze milles nautiques de Tangier. (Il nous regarda.) Nombre de pêcheurs amènent leurs crabes à Crisfield, et beaucoup d'habitants de Tangier ont des parents à Crisfield. Ça, ça m'inquiète beaucoup.
-Et je m'inquiète de ce que les habitants de Tangier ne soient pas du tout prêts à coopérer, intervint Miles. Une quarantaine va les priver de leur unique source de revenus.
-Oui, monsieur, acquiesça Martinez en regardant sa montre. Et à l'instant même où nous parlons, nous sommes en train de couper l'île du monde. Nous avons des bateaux et des vedettes qui viennent d'aussi loin qu'Elizabeth City pour nous aider à l'encercler.
-Donc, à partir de maintenant, plus personne ne quitte l'île, dit Fujitsubo, dont le visage nous dominait depuis son écran vidéo.
-C'est cela.
-Bien.
Je posai la question qui paraissait évidente:
-Et si les gens résistent ? Qu'est-ce que vous allez leur faire ? Vous ne pouvez pas les arrêter et risquer de vous exposer à la maladie.
Martinez hésita, puis regarda Fujitsubo:
-Commandant, pouvez-vous dire ce qu'il en est à ce sujet ?
-Nous avons déjà longuement discuté de cette éventualité, répondit celui-ci. J'ai parlé au secrétaire d'Etat aux Transports, au vice-amiral Perry, et bien entendu, au secrétaire d'Etat à la Défense. En bref, cette affaire est en train de remonter à la Maison-Blanche pour obtenir l'autorisation nécessaire.
-L'autorisation de quoi ? demanda Miles.
-D'avoir recours à la force armée, si tout le reste échoue, nous dit Martinez.
-Seigneur, marmonna Wesley.
-Nous n'avons pas le choix, expliqua calmement Fujitsubo. Si les gens paniquent, se mettent à fuir l'île et refusent d'obéir aux injonctions des garde-côtes, ils vont-et c'est une certitude-apporter la variole sur le continent. Et nous parlons ici d'une population qui n'a pas été vaccinée en trente ans, ou dont l'immunisation a été faite il y a si longtemps qu'elle n'a plus aucune efficacité. Ou bien d'une maladie qui a muté au point que notre vaccin actuel n'offre aucune protection. En d'autres termes, il n'existe pas un seul scénario satisfaisant.
Je ne savais pas si mon mal à l'estomac provenait de ce que j'étais mal fichue ou bien de ce que je venais d'entendre. Je repensai à ce village de pêcheurs battu par les vents, avec ses pierres tombales penchées et ses habitants silencieux et étranges, qui voulaient juste qu'on les laisse en paix. Ils n'étaient pas du genre à obéir à quiconque, car ils ne répondaient qu'à l'autorité supérieure de Dieu et des tempêtes.
-Il doit exister un autre moyen, dis-je.
Mais il n'y en avait pas.
Fujitsubo énonça l'évidence en s'écriant:
-Nous savons que la variole est une maladie infectieuse hautement contagieuse ! Ce début d'épidémie doit être contenu. Nous devons nous préoccuper des mouches qui tournent autour des malades, des crabes qui se déplacent vers le continent. Bon Dieu, comment être certains qu'il n'y a pas à s'inquiéter d'une transmission par les moustiques ? Nous ignorons même l'étendue de tout ce qui doit nous inquiéter, puisque nous ne pouvons pas encore identifier complètement la maladie !
Martin me regarda.
-Nous avons déjà des équipes là-bas, des infirmières, des médecins, des lits sous isolateurs pour garder ces gens chez eux, et ne pas les mettre dans
des hôpitaux.
Je demandai:
-Et la contamination par les cadavres ?
-Selon la loi en vigueur, ceci constitue une urgence sanitaire de classe 1.
-Je sais bien, rétorquai-je avec impatience, car il se montrait un peu trop bureaucrate. Venez-en au
fait.
-Ordre de tout brûler, sauf le patient. Incinérer les corps. La maison de Lila Pruitt sera passée au lance-flammes.
Fujitsubo tenta de nous rassurer.
-Une équipe de l'USARMIID se rend là-bas. Nous allons parler aux habitants, essayer de leur faire comprendre.
Je songeai à Davy Crockett et son fils, à ces gens et à leur panique lorsque des scientifiques en tenues d'astronautes allaient s'emparer de leur île et commencer à brûler leurs maisons.
-Et sommes-nous certains que le vaccin contre la variole ne va pas marcher ? demanda Wesley.
Martin répondit:
-Ce n'est pas encore un fait établi. Les tests sur animaux de laboratoire vont prendre des jours, des semaines. Et même si la vaccination est protectrice sur un modèle animal, cela ne signifie pas qu'elle le soit sur les humains.
-Etant donné que l'ADN du virus a été altéré nous mit en garde Fujitsubo, je n'ai pas grand espoir que le vaccin soit efficace.
-Je ne suis pas médecin, dit Martinez, mais je me demandais si on ne pourrait pas quand même vacciner tout le monde, juste au cas où ça marcherait.
-Trop risqué, répondit Martin. S'il ne s'agit pas de la variole, pourquoi exposer délibérément les gens, en risquant que certains développent éventuellement la pathologie ? Et lorsque nous aurons mis au point le nouveau vaccin, nous n'allons pas revenir quelques semaines plus tard pour les revacciner, avec un virus différent, cette fois-ci.
-En d'autres termes, renchérit Fujitsubo, nous ne pouvons pas utiliser les gens de Tangier Island comme des animaux de laboratoire. Si nous les gardons sur cette île, et que nous arrivons à mettre au point un vaccin le plus vite possible, nous devrions pouvoir contenir cette chose. Le seul avantage de la variole, c'est qu'il s'agit d'un virus stupide, qui tue ses hotes tellement vite qu'il finit par s'épuiser si on peut le cantonner dans une zone restreinte.
-D'accord. Alors comme ça, une île entière est détruite sous nos yeux, et nous la regardons brûler, me dit Miles avec colère. Je ne peux pas y croire, bon
Dieu !
Il frappa du poing sur la table.
-Ce n'est pas possible qu'un truc comme ça nous
arrive en Virginie ! (Il se leva.) Messieurs, j'aimerais connaître notre plan d'action si d'autres cas se déclarent dans d'autres parties de l'Etat. Le gouverneur m'a tout de même nommé à ce poste pour veiller à la santé de la Virginie.
Son visage avait pris une teinte rouge brique, et il transpirait abondamment.
-Nous sommes censés faire comme les Yankees, et mettre le feu à nos villes ? fulmina-t-il.
-Si l'épidémie se propage, dit Fujitsubo, il est clair que nous devrons utiliser nos hôpitaux, et ouvrir des services spéciaux, comme nous l'avons déjà fait dans le passé. Le CCPM et mes gens sont déjà en train d'alerter le personnel médical local, et ils travailleront en étroite collaboration avec eux.
Martin ajouta:
-Nous savons très bien que le personnel hospitalier est exposé à un risque énorme. Ce serait bien si le Congrès pouvait mettre un terme à ces foutus congés, que je puisse travailler sans être pieds et
poings liés.
-Croyez-moi, le Président et le Congrès le savent.
-Le sénateur Nagle m'a assuré que ce serait terminé demain matin.
-Ils sont toujours sûrs de tout, et disent toujours la même chose.
L'emplacement où j'avais été vaccinée, sur l'épaule, était enflé et me démangeait, me rappelant en permanence qu'on m'avait inoculé un virus probablement pour rien.
Lorsque je regagnai le parking avec Wesley, je me plaignis tout au long du chemin:
-J'ai été réexposée au virus, et je suis malade, je ne sais pas ce que j'ai, ce qui signifie que par-dessus le marché, je suis sans doute immunodéprimée.
-Comment sais-tu que tu ne l'as pas attrapée ? demanda-t-il avec précaution.
-Je ne sais pas.
-Alors, tu pourrais être contagieuse.
Qu'il puisse suggérer que je courais le risque d'infecter quelqu'un avec un simple rhume me fit bouillir de façon déraisonnable:
-Non, je ne veux pas ! L'éruption est le premier signe de virulence, et je vérifie tous les jours. A la moindre ombre de bouton, je retournerais en quarantaine. Je ne pourrais pas t'approcher à moins de trente mètres, toi ou qui que ce soit d'autre, Benton. Il me jeta un coup d'oeil tout en ouvrant les portières, et je savais qu'il était bien plus préoccupé qu'il ne le laissait paraître.
-Que veux-tu que je fasse, Kay ?
-Que tu me ramènes chez moi pour que je récupère ma voiture.
Je longeai des kilomètres d'épaisses forêts de pins tandis que le jour tombait rapidement. Dans les champs en friche, des lambeaux de coton s'accrochaient encore à leurs tiges mortes, et le ciel était humide et froid comme un gâteau en train de décongeler. En rentrant chez moi après la réunion j'avais trouvé un message de Rose. A deux heures de l'après-midi, Keith Pleasants avait appelé depuis la prison, demandant que je passe le voir à tout prix, et Wingo était rentré chez lui avec la grippe.
Au fil des ans, j'étais souvent entrée à l'intérieur du tribunal de Sussex County, et j'avais fini par apprécier son pittoresque datant d'avant la guerre civile, ainsi que ses incommodités. Construit en 1825 par le maître maçon de Thomas Jefferson, c'était un bâtiment de brique rouge aux colonnes et aux moulures blanches qui avait survécu à la guerre de Sécession, bien que les Yankees aient d'abord réussi à détruire toutes ses archives. Je me remémorai les longues journées d'hiver passées sur la pelouse avec des policiers, à attendre que l'on m'appelle à la barre. Je me souvenais par leur nom de toutes les affaires que j'avais présentées ici.
Les audiences se déroulaient maintenant dans le nouvel immeuble spacieux élevé à côté, et la tristesse m'envahit lorsque je le longeai en voiture pour rejoindre l'arrière. Ces constructions étaient des monuments témoins de la hausse de la criminalité, et je regrettai le temps où tout était plus simple, lorsque j'étais arrivée en Virginie, impressionnée par ses vieilles briques et ses souvenirs d'une guerre qui ne s'éteindrait jamais. A cette époque-là, je fumais. Je suppose que comme presque tout le monde, je parais le passé de couleurs romantiques. Mais la cigarette me manquait, tout comme ces attentes par mauvais temps à l'extérieur d'un tribunal à peine chauffé. Le changement me donnait le sentiment d'avoir vieilli.
Les quartiers du shérif étaient construits de cette même brique rouge avec ses moulures blanches. Le parking et la prison étaient cernés d'une clôture surmontée de fil de fer barbelé. A l'intérieur, deux détenus en survêtement orange essuyaient une voiture banalisée qu'ils venaient de laver et de polir. Ils m'observèrent à la dérobée tandis que je me garais, et l'un des deux poussa l'autre du coude avec sa peau de chamois.
Lorsque je passai devant eux, l'un d'eux murmura:
-Yo. Ça boume ?
Je les regardai tous les deux et répondis:
-Bonjour.
Ils se désintéressèrent de quelqu'un qu'ils ne pouvaient pas intimider, et reprirent leur occupation tandis que j'ouvrais la porte d'entrée. A l'intérieur, les bureaux étaient modestes, presque déprimants, et à l'image de presque toutes les administrations du monde, semblaient déborder de leur environnement. Il y avait des distributeurs automatiques de Coca et de snacks, et les murs étaient tapissés d'avis de recherche, ainsi que du portrait d'un officier abattu dans l'exercice de ses fonctions. Je m'arrêtai au poste de garde, où une jeune femme farfouillait dans des papiers en mâchant son stylo.
Excusez-moi, je viens voir Keith Pleasants, annonçai-Je.
-Vous êtes sur sa liste ?
Ses lentilles de contact la faisaient plisser des yeux, et elle portait un appareil dentaire rose.
-Il m'a demandé de venir, j'espère donc y être.
Elle feuilleta un classeur, et s'arrêta sur la bonne page.
-Voilà, vous êtes là. Venez avec moi, déclarat-elle en se levant.
Elle contourna son bureau et déverrouilla une porte vitrée pourvue de barreaux. De l'autre côté se trouvait une étroite zone de transit pour la prise d'empreintes et les photos anthropométriques, un bureau de métal cabossé derrière lequel trônait un assistant du shérif à la forte carrure. Au-delà s'ouvrait une autre lourde porte avec des barreaux, et je pouvais entendre derrière les échos de la prison.
L'assistant me dit:
-Vous allez devoir laisser votre sac.
Il prit son émetteur et demanda:
-Tu peux venir ici ?
-Dix-quatre. J'arrive, répondit une voix de femme.
Je posai mon sac sur le bureau et fourrai mes mains dans les poches de mon manteau. On allait me fouiller et je n'aimais pas ça.
-On a une petite pièce ici où ils voient leurs avocats, dit l'assistant en levant le pouce comme s'il faisait du stop. Mais certaines de ces brutes écoutent le moindre mot, si c'est un problème, allez là-haut. On a un endroit là-haut.
-Je crois que c'est préférable.
Une femme bien charpentée, avec des cheveux blancs coupés court, apparut avec son détecteur de métal.
-Ecartez les bras. Vous avez des objets métalliques dans vos poches ?
-Non, dis-je tandis que le détecteur crachait comme un chat mécanique.
Elle le passa de haut en bas, de chaque côté, sans que l'appareil cesse de se déclencher.
-Otez votre manteau.
Je le pliai sur le bureau, et elle fit un nouvel essai. Le détecteur se déclencha de nouveau. Elle fronça les sourcils et refit un essai.
-Vous avez des bijoux ?
Je secouai la tête, et me souvins brusquement que je portais un soutien-gorge à armature métallique, dont je n'avais certes pas l'intention de faire mention. Elle posa le détecteur et entreprit de me palper tandis que l'assistant, assis derrière son bureau, nous regardait la bouche ouverte, comme s'il visionnait un film porno.
Une fois assurée que j'étais inoffensive, elle annonça:
-OK. Suivez-moi.
Pour monter à l'étage, nous devions traverser le quartier des femmes. Les clés cliquetèrent lorsqu'elle déverrouilla une lourde porte de métal qui se referma brutalement derrière nous avec fracas. Les détenues étaient jeunes, l'air dur dans leurs uniformes de jean. Les cellules étaient à peine assez grandes pour un animal, avec un lit, un lavabo et une cuvette blanche. Les femmes jouaient au solitaire, s'appuyaient à leurs cages. Elle avaient suspendu leurs vêtements aux barreaux, et des fûts à ordures débordaient des aliments dont elles n'avaient pas voulu pour le dîner. L'odeur de la vieille nourriture me souleva le cœur.
-Salut, la belle !
-Visez-moi ça !
-Une vraie dame. Hum, hum, hum...
-Hubba, hubba, hubba !
Des mains se tendirent à travers les barreaux, essayant de me toucher au passage. Quelqu'un imita des bruits de baiser, tandis que d'autres femmes émettaient des grognements rauques et ulcérés qui étaient censés être des rires.
-Laissez-la ici, juste un quart d'heure ! Ooh, viens donc voir maman !
-J'ai besoin de cigarettes.
-La ferme, Wanda. Tu as toujours besoin de quelque chose.
-Vous allez toutes vous calmer, oui, dit la gardienne sur un ton traînant et blasé tandis qu'elle ouvrait une autre porte.
Je la suivis à l'étage, et réalisai que je tremblais. La pièce dans laquelle elle me fit entrer était encombrée et en désordre, comme si elle avait autrefois rempli une fonction précise. Des panneaux de liège reposaient contre un mur, un chariot était rangé dans un coin, et des dépliants ou des bulletins étaient éparpillés partout. Je m'assis sur une chaise pliante devant une table en bois couverte de noms et d'obscénités gravées au stylo à bille.
-Installez-vous, il va arriver, dit-elle avant de me laisser seule.
Je m'aperçus que mes pastilles pour la toux et mes mouchoirs en papier se trouvaient dans mon sac et mon manteau, que j'avais laissés en bas. Reniflant, je gardai les yeux fermés, jusqu'à ce que j'entende un pas lourd. Lorsque l'assistant fit entrer Keith Pleasants, je faillis ne pas le reconnaître. Il était pâle, les traits tirés, l'air amaigri dans son jean ample. Ses mains menottées devant lui le gênaient. Lorsqu'il me vit, ses yeux se remplirent de larmes, et ses lèvres tremblèrent lorsqu'il tenta de sourire.
-Assieds-toi et ne bouge pas, lui intima le gardien. Que j'entende pas le moindre problème ici. Compris ? Sinon, je reviens, et tintin pour la visite.
Pleasants attrapa une chaise, défaillant à moitié.
-Il a vraiment besoin d'être menotté ? demandai-je. Il est là pour une infraction à la circulation.
-M'dame, il n'est plus dans le périmètre de sécurité, c'est pour ça qu'il est menotté. Je reviens dans vingt minutes, annonça-t-il.
-C'est la première fois qu'il m'arrive quelque chose de ce genre. Ça ne vous dérange pas si je fume ?
Il eut un rire nerveux qui confinait à l'hystérie et s'assit.
-Ne vous gênez pas.
Ses mains tremblaient tellement que je dus lui allumer sa cigarette.
-On dirait qu'il n'y a pas de cendrier. On n'est peut-être pas censé fumer, ici, s'inquiéta-t-il en jetant autour de lui des regards affolés. Ils m'ont mis en cellule avec ce type qui est dealer, vous vous rendez compte ? Il est couvert de tatouages, et il ne veut pas me laisser tranquille. Il n'arrête pas de me chercher, de me traiter de trouillard.
Il inhala une énorme bouffée de fumée, et ferma brièvement les yeux.
-Je ne fuyais personne, dit-il en me regardant.
J'avisai par terre un gobelet en plastique, et le ramassai pour qu'il s'en fasse un cendrier.
-Merci.
-Racontez-moi ce qui s'est passé, Keith.
-Je rentrais en voiture chez moi, comme d'habitude, depuis la décharge, et d'un seul coup, derrière moi, il y a cette voiture banalisée avec la sirène et le gyrophare. Alors, je me suis arrêté immédiatement. C'était ce connard d'enquêteur qui est en train de me rendre cinglé !
-Ring.
La fureur me martela les tempes.
Il hocha la tête.
-Il a dit qu'il me suivait depuis deux kilomètres, et que je n'avais pas obtempéré à ses appels de phare. Eh bien, moi, je vous dis que c'est un mensonge, pur et simple ! jeta-t-il, les yeux brillants. Il me met tellement les nerfs en pelote, je peux vous jurer que s'il avait été derrière moi, je l'aurais vu.
Je demandai:
-Il vous a dit autre chose, quand il vous a fait arrêter ?
-Oh oui, m'dame. Il m'a dit que mes ennuis ne faisaient que commencer. Ce sont ses paroles exactes.
-Pourquoi vouliez-vous me voir ?
Je pensais bien le savoir, mais je voulais entendre ce qu'il avait à me dire.
-Je suis dans la merde, docteur Scarpetta.
Ses yeux s'emplirent de nouveau de larmes.
-Ma mère est vieille, elle a personne d'autre que moi pour s'occuper d'elle, et il y a des gens qui pensent que je suis un assassin ! Je n'ai jamais rien tué de ma vie ! Même pas des oiseaux ! Au boulot, les gens ne veulent plus être près de moi.
-Votre mère est alitée ?
-Non, m'dame. Mais elle a bientôt soixante-dix ans, et elle souffre d'emphysème, à cause de ça, ajouta-t-il en tirant de nouveau sur sa cigarette. Elle ne conduit plus.
-Qui s'occupe d'elle en ce moment ?
Il secoua la tête et s'essuya les yeux. Il se tenait les jambes croisées, et son pied battait la mesure avec fureur.
-Elle n'a personne pour lui apporter à manger ?
Ses paroles s'étranglèrent dans sa gorge:
-Elle n'a que moi.
Je jetai de nouveau un coup d'oeil autour de moi cherchant de quoi écrire, cette fois-ci, et trouvai un crayon rouge et une serviette de papier brun.
-Donnez-moi son adresse et son numéro de téléphone. Je vous promets que quelqu'un ira s'assurer qu'elle va bien.
Avec un immense soulagement, il me fournit l'information, que je griffonnai, puis se remit à parler:
-Je vous ai appelée parce que je ne savais pas à qui m'adresser. Il n'y a pas quelqu'un qui puisse faire quelque chose pour me sortir d'ici ?
-J'ai cru comprendre que votre caution avait été fixée à cinq mille dollars.
-Exactement ! C'est dix fois plus que d'habitude pour ce genre de chose, m'a dit le type dans ma cellule. Je n'ai pas d'argent, et aucun moyen d'en obtenir. Ça veut dire que je dois rester ici jusqu'au jugement, et ça peut prendre des semaines, des mois !
Il était terrifié, et ses yeux se gonflèrent de nouveau de larmes.
-Keith, est-ce que vous utilisez l'Internet ?
-Quoi ?
-Les ordinateurs.
-A la décharge, oui. Vous vous souvenez, je vous ai parlé de notre système par satellite.
-Alors, vous utilisez l'Internet.
Il ne semblait pas comprendre de quoi je parlais. Je fis un nouvel essai:
-La messagerie électronique.
-On utilise le GPS, le radioguidage, dit-il d'un air déconcerté. Et vous savez, le camion qui a déchargé le corps ? Maintenant, je suis presque sûr que c'était celui de Cole, et la benne venait peut-être d'un chantier de construction. Ils ramassent des déchets dans plein de chantiers de Richmond, sur South Side. Un chantier, ce serait un endroit idéal pour se débarrasser de quelque chose. Vous venez avec votre voiture après les heures de fermeture, et ni vu, ni connu ! -Vous avez dit ça à l'enquêteur Ring ?
Une expression de haine passa sur son visage.
-Je lui dis rien. Plus maintenant. Tout ce qu'il a essayé de faire, c'est me prendre au piège.
-Pourquoi croyez-vous qu'il fasse ça ?
Il devint soudain plus évasif:
-Il doit bien arrêter quelqu'un. Il veut passer pour un héros. Il dit que personne ne fait son boulot correctement. Vous y compris, ajouta-t-il après une hésitation.
-Qu'a-t-il dit d'autre ?
Je me sentais devenir dure et froide comme de la pierre, comme toujours lorsque ma colère se transformait en rage implacable.
-Vous comprenez, quand je lui montrais la maison, tout, il parlait. Il aime beaucoup parler. Il prit son mégot et le posa maladroitement en équilibre sur une extrémité, pour qu'il se consume sans brûler le plastique du gobelet. Je l'aidai à allumer une autre cigarette, puis il continua:
-Il m'a dit que vous aviez une nièce. Que c'était une sacrée maligne, mais qu'elle avait rien à faire au FBI, pas plus que vous au bureau du médecin légiste, d'ailleurs. Parce que... Enfin...
-Continuez, dis-je en maîtrisant ma voix.
-Parce qu'elle s'intéresse pas aux hommes. Je crois qu'il pense que vous non plus, d'ailleurs. -C'est intéressant.
-Il en rigolait, il disait qu'il savait par expérience personnelle que vous sortiez ni l'une ni l'autre avec des hommes, qu'il l'avait bien vu. Et que j'avais qu'à attendre et voir ce qui arrivait aux pervers, parce qu'il allait m'arriver la même chose, à moi.
Je l'interrompis:
-Attendez. Ring vous a véritablement menacé parce que vous êtes gay, ou qu'il croit que vous l'êtes ?
Il baissa la tête.
-Ma mère ne le sait pas, mais il y a des gens qui sont au courant. Je sors dans les bars. D'ailleurs, je connais Wingo.
Je priai pour que ce ne soit pas intimement.
-Je m'inquiète pour Maman, dit-il, de nouveau au bord des larmes. Ce qui m'arrive l'a bouleversée, et ce n'est pas bon pour son état de santé.
-Ecoutez, je vais moi-même passer la voir en rentrant chez moi, le rassurai-je, de nouveau prise de toux.
Une larme coula le long de sa joue, et il l'essuya grossièrement du dos de ses mains menottées.
Des pas résonnèrent dans l'escalier, et je continuai:
-Et je vais faire encore autre chose: je vais voir ce que je peux faire pour vous. Je ne crois pas que vous ayez tué qui que ce soit, Keith. Je vais régler votre caution, et m'assurer que vous disposiez d'un avocat.
La stupéfaction le laissa bouche bée, et les gardiens pénétrèrent bruyamment dans la pièce.
-Vous allez faire ça ? demanda-t-il tandis qu'il se relevait presque en trébuchant, les yeux écarquillés.
-Si vous me jurez que vous dites la vérité.
-Oh oui, m'dame !
-Ouais, ouais, c'est ce qu'ils disent tous, dit un des gardiens.
-Ce ne sera pas avant demain. Je crains que le magistrat ne soit déjà rentré chez lui.
-Allez, on descend, dit un gardien en l'agrippant par le bras.
Pleasants me lança une dernière chose:
-Maman adore le lait chocolaté avec du sirop Hershey. Elle n'arrive plus à manger grand-chose.
Lorsqu'il fut parti, on me reconduisit en bas, et l'on me fit retraverser le quartier des femmes. Cette fois-ci, les détenues étaient maussades, comme si je ne constituais plus une source d'amusement. Lorsqu'elles me tournèrent le dos et que quelqu'un cracha sur mon passage, il me vint à l'esprit qu'on avait dû leur dire qui j'étais.
Le shérif Rob Roy était une figure légendaire de Sussex County, et remportait chaque élection sans aucune contestation. Il était plusieurs fois venu me rendre visite dans ma morgue, et je le tenais pour l'un des meilleurs officiers de police que je connaissais. A six heures et demie, je le trouvai au Virginia Diner, le restaurant local.
C'était une pièce toute en longueur, avec des tables aux nappes à carreaux rouges et blancs, et des chaises blanches. Le shérif mangeait un sandwich au jambon cuit avec du café, et son émetteur portable posé droit debout à côté de lui résonnait de conversations.
-Non, monsieur, je ne peux pas faire ça. Sinon, qu'est-ce qui va se passer ? Ils vont continuer à vendre du crack, voilà ce qui va se passer, disait-il à un homme émacié et hâlé qui portait une casquette.
-Laissez-les faire.
-Les laisser faire ?
Roy rétorqua:
-Vous ne parlez pas sérieusement.
-Et comment que si.
-Je peux vous interrompre ? dis-je en tirant une chaise.
Roy demeura quelques instants bouche bée, incrédule:
-Eh ben, ça alors ! Juste ciel, que venez-vous faire par ici ? dit-il en se levant et en me serrant la main.
-Je vous cherchais.
-Excusez-moi, je m'en vais, dit l'autre homme qui se leva également et se découvrit pour me saluer.
-Ne me dites pas que vous êtes là pour affaires, remarqua le shérif.
-Et pour quoi d'autre ?
Mon humeur le rendit sérieux:
-C'est une chose dont je ne suis pas au courant ?
-si.
-Quoi donc ? Qu'est-ce que vous voulez manger ? Je vous recommande le sandwich au jambon cuit, dit-il tandis qu'une serveuse se rapprochait.
-Non, du thé bien chaud, répondis-je en me demandant si je remangerais jamais un jour.
-Vous n'avez pas l'air dans votre assiette.
-Je me sens encore plus mal que ça.
-Il y a une saloperie qui traîne partout en ce moment.
-Et encore, vous n'êtes pas au courant de tout.
Il se pencha vers moi, totalement attentif, maintenant.
-Que puis-je faire ?
-Je vais payer la caution de Keith Pleasants, annonçai-je. Malheureusement, ce ne sera pas avant demain. Mais je crois que vous devez savoir que Pleasants est innocent et qu'il a été piégé. Il est persécuté parce que l'enquêteur Ring s'est lancé dans une chasse aux sorcières et veut se faire un nom.
-Depuis quand défendez-vous les détenus ? demanda Roy, abasourdi.
-Depuis qu'ils ne sont pas coupables. Et ce type n'est pas plus serial killer que vous et moi. Il n'a pas tenté d'échapper à la police, et il n'y avait probablement pas non plus d'excès de vitesse. Ring ment, et le harcèle. Regardez à combien a été fixée la caution, pour une infraction à la circulation.
Il demeura silencieux.
-La mère de Pleasants est vieille et infirme, et n'a personne pour prendre soin d'elle. Il est sur le point de perdre son boulot. Par ailleurs, je sais que l'oncle de Ring est secrétaire d'Etat à la Sécurité publique, et qu'il est également ancien shérif. Je sais comment marche ce genre de choses, Rob, et j'ai besoin que vous m'aidiez. On doit mettre un terme aux agissements de Ring.
Roy écarta son assiette, et un appel résonna pour lui sur son émetteur.
-Vous êtes vraiment convaincue de ce que vous me racontez ?
-Oui.
-Cinquante et un, répondit-il dans son émetteur, en ajustant le ceinturon de son revolver.
-On a reçu quelque chose à propos du cambriolage ? répliqua une voix.
-Pas encore.
Puis il éteignit son poste, et insista:
-Pour vous, il ne fait aucun doute que ce garçon n'a commis aucun crime ?
Je secouai de nouveau la tête:
-Aucun doute. Le meurtrier qui a démembré cette femme communique avec moi par le biais de l'Internet. Pleasants ne sait même pas ce que c'est que l'Internet. Nous sommes en plein dans une affaire beaucoup plus importante, je ne peux pas entrer dans les détails pour l'instant. Mais croyez-moi, ce qui se passe n'a rien à voir avec ce gamin.
-Vous êtes sûre, pour Ring ? Je veux dire, si je fais ça, il faut que vous le soyez, continua-t-il en soutenant mon regard.
-Combien de fois dois-je vous le répéter ?
Il lança sa serviette sur la table, puis repoussa violemment sa chaise:
-Alors ça, c'est un truc qui me rend dingue ! Qu'un innocent croupisse dans ma prison, et qu'un flic là-bas donne une mauvaise impression de nous, je n'aime pas ça.
-Vous connaissez Kitchen, le propriétaire de la décharge ?
-Bien sûr, on appartient à la même loge, dit-il en tirant son portefeuille.
-Quelqu'un doit lui parler, pour que Keith ne perde pas son boulot. Nous devons redresser cette situation.
-C'est exactement ce que je vais faire, vous pouvez me croire.
Il laissa de l'argent sur la table et se dirigea vers la sortie d'un pas furieux. Je restai encore un peu à table, le temps de finir mon thé, à regarder des étalages de bonbons marbrés, de sauces barbecue et de cacahuètes de toutes sortes. Lorsque je trouvai une épicerie sur la route 460 et m'y arrêtai pour acheter du lait, du sirop Hershey, des légumes frais et de la soupe, j'avais mal à la tête et je me sentais bouillante. Je parcourus tous les rayons au pas de charge, et me retrouvai avec un chariot plein, depuis le papier hygiénique jusqu'aux plats cuisinés. Puis je sortis une carte et l'adresse que m'avait donnée Pleasants. La maison de sa mère n'était pas trop à l'écart de la route principale, et lorsque j'y parvins, elle était déjà couchée.
-Oh, mon Dieu, dis-je depuis la véranda. Je ne voulais pas vous réveiller.
Elle scruta vainement l'obscurité en défaisant le crochet de la porte:
-Qui est-ce ?
-Le docteur Kay Scarpetta. Vous n'avez aucune raison de...
-Quel docteur ?
Mme Pleasants était une femme voûtée et ratatinée, le visage ridé comme du papier crépon. Ses longs cheveux gris flottaient comme des fils de la Vierge, et je songeai à la décharge, ainsi qu'à la vieille femme que mordoc avait tuée.
-Venez, entrez, dit-elle en ouvrant la porte, l'air effrayé. Keith va bien ? Il ne lui est rien arrivé, n'estce pas ?
Je la rassurai:
-Je l'ai vu un peu plus tôt dans la journée, il va bien. Je vous ai apporté à manger, ajoutai-je, les bras chargés de sacs.
-Ah, ce garçon, dit-elle en secouant la tête et en m'invitant à pénétrer dans sa petite maison immaculée. Qu'est-ce que je ferais sans lui ? Vous savez, je n'ai que lui au monde. Quand il est né, j'ai dit: " Keith, il n'y aura jamais que toi. "
Elle était troublée et inquiète, mais ne voulait pas le laisser paraître.
Je demandai d'un ton doux:
-Vous savez où il se trouve ?
Elle ne répondit pas, et nous pénétrâmes dans la cuisine, avec son vieux réfrigérateur trapu, et sa cuisinière à gaz. Elle se mit à ranger les courses, maniant maladroitement les boîtes de conserve, et fit tomber par terre le céleri et les carottes.
-Attendez, laissez-moi vous aider.
-Il n'a rien fait de mal, dit-elle en fondant en larmes. Je sais qu'il n'a rien fait. Et ce policier ne veut pas le laisser tranquille, il n'arrête pas de venir, de taper à la porte.
Elle s'essuya le visage de ses mains, debout au milieu de sa cuisine.
-Keith m'a dit que vous aimiez le chocolat, je vais vous en faire un. Ordres du docteur.
J'allai chercher un verre et une cuiller sur l'égouttoir.
-Il rentrera demain, lui dis-je. Et je crois que vous n'entendrez plus parler de l'enquêteur Ring.
Elle me dévisagea comme si je venais de lui annoncer un miracle.
Je lui tendis le verre de lait un peu chocolaté que je venais de préparer, et lui dis:
-Je voulais simplement m'assurer que vous aviez tout ce qu'il vous fallait jusqu'au retour de votre fils.
-J'essaye juste de comprendre qui vous êtes, remarqua-t-elle enfin. C'est drôlement bon; il n'y rien de meilleur au monde, continua-t-elle avec un sourire.
Elle prit son temps pour déguster son chocolat. Je lui expliquai brièvement comment je connaissais Keith, et quelle était ma profession, mais elle ne comprit pas. Elle en conclut que j'avais un faible pour lui, et que pour vivre, j'accordais des autorisations médicales.
Sur le chemin du retour, je montai le volume du lecteur de disques compacts au maximum afin de me tenir éveillée au volant. L'obscurité était totale, et parfois, il n'y avait que la lueur des étoiles pendant des kilomètres. Puis je décrochai le téléphone.
La mère de Wingo me répondit, et m'informa qu'il était malade et alité, mais alla me le chercher.
-Wingo, je m'inquiète pour vous, lui dis-je avec émotion.
-Je me sens très mal, répondit-il, et l'écho de sa voix me le confirma. Je suppose qu'on ne peut rien contre la grippe.
Je voulais qu'il regarde la réalité en face, et lui assenai:
-Wingo, vous êtes immunodéprimé. La dernière fois que j'ai parlé au docteur Riley, votre compte de T4 n'était pas bon. Décrivez-moi vos symptômes.
-Mon dos et ma nuque me font très mal, et j'ai une migraine terrible. La dernière fois que j'ai pris ma température, j'avais 40 °C. Et j'ai tout le temps soif.
Tout ce qu'il me décrivait déclencha chez moi un signal d'alarme, car il s'agissait également des premiers symptômes de la variole. Pourtant, si c'était au torse qu'il avait été exposé, j'étais surprise qu'il ne soit pas tombé malade plus tôt, surtout en tenant compte de son état de santé vulnérable.
Je lui demandai:
-Vous n'avez pas touché aux sprays que nous avons reçus au bureau ?
-Quels sprays ?
-Les sprays faciaux Vita.
Il ne comprenait pas ce dont je parlais, et je me rappelai qu'il avait été absent pratiquement toute la journée. Je lui expliquai alors ce qui s'était produit.
-Oh, mon Dieu ! s'exclama-t-il soudain, tandis que la peur nous figeait tous les deux. Il y en un qui est arrivé par la poste. Maman l'avait sur le comptoir de la cuisine.
-Quand ? demandai-je avec inquiétude.
-Je ne sais pas. Il y a quelques jours. Quand exactement, je ne sais pas. On n'avait jamais rien vu d'aussi chouette. Vous vous rendez compte, un truc parfumé pour se rafraîchir le visage.
Mordoc avait donc distribué douze flacons à mon personnel, et son message disait douze. C'était le nombre d'employés à plein temps de mon bureau principal, moi incluse. Comment pouvait-il être au courant de détails aussi précis, et même de leurs noms et de leurs adresses, s'il s'agissait d'un anonyme à l'autre bout du pays ?
Je redoutais ma question suivante, car je croyais déjà en connaître la réponse.
-Wingo, l'avez-vous touché en aucune façon ?
-Je l'ai essayé, juste pour voir, répondit-il d'une voix tremblante, s'étouffant dans une quinte de toux. Il était posé là, je l'ai juste pris une fois, pour voir. Ça sentait la rose.
-Qui d'autre l'a essayé, chez vous ?
-Je ne sais pas.
-Je veux être certaine que personne ne touche à ce flacon, vous comprenez ?
-Oui, dit-il en sanglotant.
-Je vais envoyer des gens le chercher chez vous et prendre soin de vous et votre famille, d'accord ?
Ses sanglots l'empêchèrent de répondre.
Il était minuit passé de quelques minutes lorsque j'arrivai chez moi. J'étais tellement mal fichue que je ne savais par quoi commencer. J'appelai Marino et Wesley, puis Fujitsubo et leur racontai à tous ce qui se passait en insistant sur le fait qu'il fallait immédiatement envoyer une équipe chez Wingo et sa famille Leurs mauvaises nouvelles répondirent aux miennes: la jeune fille malade de Tangier Island était morte, et un pêcheur était maintenant atteint. Déprimée et d'une humeur de chien, je vérifiai mon e-mail. Mordoc était là, avec un message de sa petite écriture mauvaise. Je fus ravie car celui-ci avait été expédié alors que Keith Pleasants se trouvait en prison. miroir miroir sur le mur ou étais-tu
Je lui hurlai:
-Espèce de salopard !
C'en était trop pour la journée. Tout ça était trop, j'avais le vertige, mal partout, j'en avais par-dessus la tête. Aussi n'aurais-je pas dû me rendre sur ce forum, où je surveillai son apparition comme si nous nous trouvions à O. K. Corral. J'aurais dû patienter, saisir une autre occasion, mais je notifiai ma présence et ruminai intérieurement tout en attendant que le monstre se manifeste. Ce qu'il fit.
MORDOC.-peine et ennuis
SCARPETTA.-Que voulez-vous !
MORDOC.-nous sommes en colère ce soir
SCARPETTA.-OUi, nous le sommes.
MORDOC.-pourquoi vous soucier de pécheurs ignorants et de leurs familles ignorantes et de ces gens ineptes qui travaillent pour vous
SCARPETTA. Arrêtez. Dites-moi ce que vous voulez pour arrêter cela.
MORDOC.-il est trop tard le mal est fait il etait fait bien avant tout cela
SCARPETTA.-Quel mal vous a-t-on fait ?
Mais il ne répondit pas. Curieusement, il ne quitta pas le forum, mais ne répondit plus à aucune question. Je pensai à la Brigade 19, et priai pour qu'ils soient en train d'écouter et de sauter de central en central, de le pister jusque dans sa tanière. Une demi-heure s'écoula, et je finis par me déconnecter, lorsque mon téléphone sonna.
-Tu es géniale !
Lucy était tellement surexcitée qu'elle me déchira les tympans.
-Comment as-tu réussi à le garder aussi longtemps ?
-Comment ? demandai-je, stupéfaite.
-Onze minutes ! Tu as décroché la timbale.
-Je ne suis pas restée avec lui plus de deux minutes, dis-je en tentant de me rafraîchir le front du dos de la main. Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
Mais elle ne m'écoutait pas, extatique:
-On a repéré ce fils de pute ! Un camping dans le Maryland, des agents du bureau de Salisbury sont déjà en route. Janet et moi, on saute dans l'avion.
Le lendemain matin, avant mon réveil l'Organisation mondiale de la santé avait lancé une nouvelle alerte internationale à propos du spray facial Vita. L'OMS rassurait les populations, affirmant que le virus allait être éliminé, que nous travaillions vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour trouver un vaccin qui n'allait pas tarder à arriver, mais la panique s'était néanmoins répandue.
Le virus, baptisé Variole Mutante, faisait la couverture de Newsweek et lime, et le Sénat avait créé une commission d'enquête, tandis que la Maison-Blanche envisageait des mesures d'urgence. Les produits Vita étaient distribués à partir de New York, mais le fabricant était en réalité français. Le souci premier était évidemment que mordoc mette sa menace à exécution. Bien qu'aucun malade ne se soit déclaré en France, les relations économiques et diplomatiques étaient tendues, car une usine importante avait été obligée de fermer, et diverses accusations quant au mode de contamination du produit s'échangeaient entre les deux pays.
Des pêcheurs tentaient de fuir Tangier Island sur leurs bateaux, et la Garde côtière avait fait appel à des renforts jusqu'en Floride. Je ne connaissais pas tous les détails, mais d'après ce que j'avais entendu, les forces de l'ordre et les hommes de Tangier Island campaient maintenant chacun sur leurs positions dans le détroit de Tangier, et les bateaux à l'ancre ne sortaient plus, tandis que les vents d'hiver se déchaînaient.
Entre-temps, le CCPM avait déployé chez Wingo une équipe d'isolement composée de médecins et d'infirmières, et la nouvelle s'était répandue. Les journaux étaient hystériques, et les gens évacuaient une ville dans laquelle une quarantaine serait très difficile, sinon impossible, à organiser.
Ce vendredi matin, je buvais mon thé bouillant en robe de chambre, plus bouleversée et malade que je ne l'avais jamais été. Ma fièvre était montée jusqu'à 39 °C, et le médicament que j'avais pris n'avait eu pour effet que de me faire vomir. Les muscles de ma nuque et de mon dos me faisaient souffrir, comme si j'avais passé la nuit à jouer au football contre des gens armés de matraques. Mais je ne pouvais pas rester au lit, il y avait bien trop de choses à faire. J'appelai une officine de caution, et appris malheureusement que le seul moyen de faire sortir Keith Pleasants de prison consistait à me rendre en ville et à régler la somme en personne. Je pris donc ma voiture, et fus obligée de faire demi-tour dix minutes plus tard parce que j'avais oublié mon chéquier sur la table.
-Seigneur, par pitié ! maugréai-je en accélérant.
Je retraversai mon quartier à tombeau ouvert, faisant crisser mes pneus, puis ressortis de chez moi quelques instants plus tard, pour repartir sur les chapeaux de roues. Je me demandai ce qui avait bien pu se passer cette nuit-là dans le Maryland, tout en m'inquiétant pour Lucy, pour qui chaque événement constituait une formidable aventure. Elle ne rêvait que de poursuites l'arme au poing, de vols en hélicoptères et en avions. Je craignais qu'une telle fougue ne soit fauchée dans la fleur de l'âge, car je connaissais trop bien la vie et comment elle pouvait finir. Je me demandai si mordoc avait été arrêté, tout en étant persuadée que si tel avait été le cas, j'en aurais été avertie.
Je n'avais jamais mis les pieds dans une officine de caution. Celle-ci appartenait à un certain Vince Peeler.
Il s'agissait en fait d'une cordonnerie de Broad Street, située au milieu d'une rangée de magasins abandonnés aux vitrines couvertes de poussière et de graffitis. Vince Peeler était un petit homme frêle aux cheveux noirs gominés, vêtu d'un tablier de cuir. Assis devant une machine à coudre industrielle Singer, il ressemelait une chaussure. Je refermai la porte derrière moi, et il me lança le regard perçant de celui qui est habitué aux ennuis.
-Vous êtes le docteur Scarpetta ? demanda-t-il sans cesser de coudre.
-Oui.
Je sortis mon chéquier et mon stylo, sans éprouver le moindre atome de sympathie pour lui à la pensée du nombre de criminels qu'il avait aidé à remettre dans la rue.
-Ça fera cinq mille trente dollars. Si vous voulez régler par carte de crédit, vous ajoutez trois pour cent.
Il se leva, et se dirigea vers un vieux comptoir sur lequel s'empilaient des chaussures et des boîtes de cirage Kiwi. Je sentais son regard ramper sur moi.
-C'est marrant, je vous croyais beaucoup plus vieille. On lit des trucs sur les gens dans les journaux, et quelquefois, on se fait des idées complètement fausses, vous savez.
Je déchirai le chèque et le lui tendis:
-Il sera libéré aujourd'hui.
Ce n'était pas une question, mais un ordre.
-Bien sûr.
Il jeta un regard à sa montre.
-Quand ?
-Quand ? fit-il en écho, pour la forme.
-Oui. Quand sera-t-il libéré ?
-Aussi vite que ça, fit-il en claquant des doigts.
-Bien, répondis-je en me mouchant. Je vais attendre qu'il soit libéré aussi vite que ça, ajoutai-je en claquant moi aussi des doigts. Et si ce n'est pas le cas, devinez ce qui va se passer ? Je suis aussi avocat, et comme je suis d'une humeur particulièrement merdique, je vous tomberai sur le râble. Compris ?
Il me sourit et déglutit avec peine.
-Quel genre d'avocat ? demanda-t-il.
-Le genre que vous ne tenez pas à fréquenter, lui lançai-je en sortant.
J'arrivai au bureau environ un quart d'heure plus tard, et à l'instant où je m'asseyais derrière ma table, mon Pager vibra en même temps que mon téléphone sonnait. Avant que j'aie pu faire quoi que ce soit, Rose apparut, l'air exceptionnellement tendu.
Elle annonça:
-Tout le monde vous cherche.
-Comme toujours, rétorquai-je.
Je fronçai les sourcils à la vue du numéro qui s'affichait sur mon Pager:
-Qu'est-ce que c'est encore que ce fichu numéro ?
-Marino est en route, continua-t-elle. Ils envoient un hélicoptère à l'héliport de la faculté. L'USAMRIID est également en route par les airs. Ils ont averti le bureau du médecin légiste de Baltimore qu'une équipe spéciale allait prendre ce cas en charge, et que le corps serait autopsié à Frederick.
Mon sang se figea dans mes veines, et je la regardai:
-Le corps ?
-Apparemment, le FBI a remonté la trace d'un appel jusqu'à un camping.
-Dans le Maryland, je sais, la coupai-je avec impatience.
-Ils pensent avoir trouvé la caravane du tueur. Je ne connais pas les détails, mais il y a dedans quelque chose comme une sorte de laboratoire, avec un corps à l'intérieur.
Je n'en croyais pas mes oreilles.
-Le corps de qui ?
-Ils pensent qu'il s'agit du sien, et que c'est peut-être un suicide, à l'arme à feu.
Elle me lança un coup d'œil par-dessus ses lunettes, et secoua la tête.
-Vous devriez être au lit, avec un bon bol de ma soupe au poulet.
Le vent soufflait en rafales dans le centre, faisant claquer les drapeaux au sommet des immeubles, lorsque Marino arriva pour me prendre. Il redémarra alors que je venais à peine de claquer la portière, et je compris instantanément qu'il était en colère, d'autant plus qu'il ne pipait mot.
-Merci, dis-je en sortant de son enveloppe une pastille pour la toux.
-Vous êtes encore malade, remarqua-t-il en tournant dans Franklin Street.
-Et comment. Merci de vous en inquiéter.
Je remarquai qu'il n'était pas en uniforme, et il continua:
-Je ne sais pas pourquoi je fais ça. S'il y a un truc dont je n'ai pas envie, c'est bien de mettre les pieds dans une saloperie de labo où quelqu'un a bidouillé des virus !
-Vous aurez une protection spéciale, répliquai-je.
-Etant donné que je suis avec vous, je suis probablement protégé, maintenant.
-J'ai la grippe, et je ne suis plus contagieuse, faites-moi confiance, je connais ces choses-là. Et ne vous en prenez pas à moi, parce que je ne suis pas d'humeur à le supporter.
-Vous feriez mieux d'espérer que c'est rien d'autre que la grippe, ce que vous avez.
-Si j'avais quelque chose de pire, mon état général empirerait aussi, et ma fièvre serait plus élevée. J'aurais une éruption de boutons.
-Ouais, mais si vous êtes déjà malade, ça veut pas dire que vous êtes susceptible d'attraper plus facilement quelque chose d'autre ? Et puis, je comprends pas pourquoi vous voulez faire ce voyage. Putain, moi, j'en ai sûrement pas envie, et j'apprécie pas qu'on me traîne de force là-dedans.
-Alors, déposez-moi là, et allez vous faire voir ailleurs. Arrêtez de me casser les oreilles avec vos gémissements, quand le monde entier est dans le pétrin.
-Comment va Wingo ? demanda-t-il d'un ton plus conciliant.
-Très franchement, je suis morte d'inquiétude pour lui.
Nous traversâmes la faculté de médecine, jusqu'à l'héliport installé derrière une barrière, qui servait aux patients et aux organes transportés à l'hôpital par les airs. L'USAMRIID n'était pas encore arrivé, mais quelques instants plus tard, nous perçûmes le grondement d'un puissant Blackhawk. Piétons et automobilistes s'arrêtèrent pour regarder, et plusieurs conducteurs se rangèrent même sur le côté pour observer le magnifique appareil, qui obscurcit le ciel dans le martèlement de ses pales, et atterrit en faisant tournoyer herbe et débris divers.
La porte s'ouvrit, et Marino et moi grimpâmes dedans. Les sièges d'équipages étaient déjà occupés par des scientifiques de l'USAMRIID. Nous étions environnés de matériel de sauvetage, et un isolateur portable était dégonflé dans un coin comme un accordéon. On me tendit un casque équipé d'un micro, que j'enfilai avant de fixer mon harnais de sécurité, puis je donnai un coup de main à Marino, perché d'un air guindé sur un strapontin qui n'avait guère été conçu pour des gens de sa corpulence.
La lourde porte se referma, tandis que quelqu'un disait:
-Prions Dieu que les journalistes n'aient pas vent de tout ceci !
Je branchai le cordon de mon micro sur un panneau du plafond, et remarquai:
-Ils le sauront. C'est peut-être même déjà fait.
Mordoc aimait attirer l'attention, et je ne le croyais pas capable d'avoir quitté ce monde sans un mot, ou sans recevoir ses excuses présidentielles. Oh non quelque chose d'autre nous attendait, et je me refusais à imaginer ce que ce pouvait être. Le vol jusqu'au Janes Island State Park nous prit moins d'une heure, mais le campement se trouvait niché au fond de bois de pins, ce qui nous compliqua la tâche, car il n'y avait pas d'endroit où atterrir.
Nos pilotes nous laissèrent à la station des garde-côtes de Crisfield, dans un port de plaisance du nom de Somer's Cove, où des voiliers et des yachts aux écoutilles fermées pour l'hiver dansaient sur l'eau bleu sombre de la Little Annemessex River. Nous pénétrâmes dans la petite station de brique rouge, juste le temps suffisant pour enfiler des combinaisons de protection et des gilets de sauvetage, tandis que le chef Martinez nous présentait la situation.
Arpentant la salle des transmissions où nous étions tous réunis, il nous annonça:
-Nous sommes confrontés à plusieurs problèmes en même temps. D'une part, les gens de Tangier Island ont des parents ici, et nous avons dû placer des gardes armés sur les routes qui sortent de la ville, car le CCPM s'inquiète maintenant de ce que les gens de Crisfield s'en aillent.
-Mais personne ici n'est tombé malade, remarqua Marino tout en bataillant pour passer son pantalon sur ses bottes.
-Non, mais je crains qu'au tout début de cette affaire, des gens n'aient réussi à se faufiler hors de Tangier Island, pour venir jusqu'ici. Ce que je veux souligner, c'est qu'il ne faut pas s'attendre à être accueilli dans le coin à bras ouverts.
Une question fusa:
-Qui se trouve au campement ?
En ce moment, les agents du FBI qui ont découvert le corps.
-Et les autres résidents ? demanda Marino.
-Voici ce qu'on m'a dit, répondit Martinez. Quand les agents sont arrivés, ils ont trouvé une douzaine de résidents, et un seul avec un branchement téléphonique, l'emplacement numéro seize. Ils ont frappé à la porte, sans réponse, alors ils ont regardé par la fenêtre, et ils ont vu le corps.
-Ils n'ont pas pénétré à l'intérieur ?
-Non. Comprenant qu'il s'agissait peut-être du coupable, ils ont eu peur qu'il soit contaminé. Mais je crains qu'un des rangers ne soit entré, lui.
-Pourquoi ? demandai-je.
-Vous savez ce qu'on dit: " la curiosité a tué le chat ". Apparemment, un des agents était reparti en chercher deux autres qui se trouvaient sur la piste où vous avez atterri. Enfin, un truc de ce genre. A un moment où personne ne faisait attention, le ranger est entré, et il est ressorti illico comme s'il avait le diable à ses trousses. Il a dit qu'il y avait là-dedans un truc qui sortait tout droit d'un Stephen King. Qu'est-ce que vous voulez y faire ? dit-il avec un haussement d'épaules en levant les yeux au ciel.
Je regardai l'équipe de l'USAMRIID.
Un jeune homme, dont les barrettes indiquaient qu'il était capitaine, intervint:
-Nous ramènerons le ranger avec nous. A propos, je m'appelle Clark, me dit-il, et cette équipe est sous ma responsabilité. Ils prendront soin de lui, le placeront en quarantaine, le surveilleront.
-Emplacement numéro seize, dit Marino. On sait qui a loué ça ?
-Nous ne connaissons pas encore ces détails, répliqua Martinez. Tout le monde est harnaché ?
Il nous passa tous en revue, puis il fut temps de partir.
La garde côtière nous achemina dans deux vedettes de Boston, car là où nous allions, les fonds n'étaient pas assez profonds pour des cutters ou des patrouilleurs. Martinez pilotait l'embarcation dans laquelle je me trouvais, droit et calme comme s'il n'y avait rien de plus normal que de foncer à soixante kilomètres heure sur des eaux agitées. Assise sur le côté, je me cramponnais au rebord, persuadée que je pouvais passer par-dessus bord d'une minute à l'autre. J'avais l'impression de faire du rodéo sur un taureau mécanique, et l'air me cinglait si fort la bouche et le nez que j'avais peine à respirer.
Assis en face de moi, Marino avait la tête de quelqu'un qui va être malade. Je tentai d'articuler quelques mots rassurants, mais il me regarda d'un air vide en se cramponnant de toutes ses forces. Nous finîmes par ralentir dans une anse baptisée Flat Cat, envahie de roseaux et de prêles touffus. Des panneaux intimaient " Pas de remous " et nous nous rapprochâmes du camping. Je ne distinguai d'abord rien d'autre que des pins, puis des sentiers apparurent, des douches, un petit poste de ranger, et une seule caravane visible à travers les arbres. Martinez fit glisser l'embarcation jusqu'au quai, puis un autre garde-côte l'attacha à une pile, et le moteur se tut.
Nous débarquâmes avec maladresse, et Marino me glissa à l'oreille:
-Je vais dégueuler.
-Sûrement pas, répliquai-je en lui agrippant le bras.
-Je mets pas le pied dans cette caravane.
Je me retournai et examinai son visage livide.
-Vous avez raison, vous n'irez pas. C'est mon travail. Mais nous avons d'abord besoin de trouver ce ranger.
Marino s'éloigna à grands pas avant que le second bateau n'aborde, et je regardai à travers bois, dans la direction du Mobilhome qui avait abrité mordoc. Plutôt ancien, dépourvu de ce qui avait bien pu le tirer jusque-là, il était garé le plus loin possible du poste des rangers, protégé par l'ombre des pins à feuilles glabres. Lorsque nous eûmes tous débarqué, l'équipe de l'USAMRIID distribua les familières combinaisons orange, les réserves d'air et des batteries supplémentaires de quatre heures.
-Voici comment nous allons procéder, annonça le nommé Clark, le chef de l'équipe. On enfile ça, et on sort le corps.
J'intervins:
-J'aimerais entrer la première. Seule.
-D'accord, dit-il avec un hochement de tête. Ensuite, nous voyons s'il y a là-dedans quelque chose de toxique, en espérant que non. Nous sortons le corps, et on embarque la caravane.
Je le regardai:
-Il s'agit d'une pièce à conviction. On ne peut pas simplement l'embarquer comme cela.
Rien qu'à son expression, je savais ce qu'il pensait. Le tueur était peut-être mort, l'affaire bouclée. La caravane représentait un danger biologique, et devait être brûlée.
-Non, lui dis-je. On ne boucle pas ça aussi vite. On ne peut pas.
Il hésita, et regarda fixement la caravane avec un soupir de frustration.
-Je vais entrer, annonçai-je. Ensuite, je vous dirai ce que nous devons faire, d'accord ?
D'accord.
Il éleva la voix:
-Les gars, allons-y. Jusqu'à nouvel ordre, personne ne rentre, sauf le médecin légiste.
Ils nous suivirent à travers bois, portant l'isolateur dans notre sillage, tel un sinistre caisson provenant d'une autre planète. Les aiguilles de pin crissaient sous mes pas comme des grains de blé, et plus nous nous rapprochions, plus l'air était vif et pur. C'était une caravane Dutchman, d'environ cinq mètres de long, avec un auvent repliable de toile rayée orange.
-Un vieux modèle. Je dirais qu'elle a huit ans, remarqua Marino, qui s'y connaissait en la matière.
Je demandai, tandis que nous enfilions nos combinaisons:
-Avec quel genre de véhicule peut-on la tracter ?
-Une camionnette à plateau. Peut-être un van. On n'a pas besoin de beaucoup de puissance pour remorquer un truc comme ça. Qu'est-ce qu'on est censé faire avec ça ? Les mettre par-dessus tout ce qu'on a déjà ?
-Oui, dis-je en remontant ma fermeture Eclair. Ce que j'aimerais savoir, c'est ce qui est arrivé au véhicule qui a apporté ce truc ici.
-Bonne question, remarqua-t-il en soufflant comme un bœuf. Et où est la plaque d'immatriculation ?
Je venais juste de brancher ma réserve d'air lorsqu'un jeune homme en uniforme vert et chapeau couleur fumée émergea des arbres. Il nous contempla tous dans nos combinaisons et capuchons orange, l'air médusé, et je sentis sa peur. Il se présenta comme le ranger du parc chargé de la garde de nuit, tout en se tenant à distance.
Ce fut Marino qui lui adressa la parole le premier:
-Vous avez vu la personne qui résidait ici ?
-Non.
-Et les types des autres patrouilles ?
-Personne ne se souvient d'avoir vu quoi que ce soit, à l'exception de la lumière allumée de temps en temps le soir. C'est difficile à dire. Comme vous voyez, il est garé assez loin du poste. On peut se rendre aux douches ou ailleurs sans se faire nécessairement remarquer.
Je haussai la voix par-dessus l'arrivée d'air sous mon capuchon:
-Il n'y a pas d'autres campeurs par ici ?
-Pas pour l'instant. Il y avait peut-être trois autres personnes quand j'ai découvert le corps, mais je les ai encouragées à partir, parce qu'il pouvait y avoir une espèce de maladie.
-Vous les avez d'abord interrogées ? demanda Marino, irrité par ce jeune ranger qui venait de faire fuir tous nos témoins.
-Personne ne savait rien, sauf quelqu'un qui pensait qu'il l'avait croisé, dit-il avec un hochement de tête en direction de la caravane. Avant-hier soir, aux douches. Un grand type crasseux avec des cheveux et une barbe noirs.
-Il prenait une douche ? demandai-je.
-Non, m'dame. (Il hésita.) Il pissait.
-Il n'y a pas de toilettes dans la caravane ?
-Je ne sais pas du tout.
Il hésita de nouveau:
-Pour dire la vérité, je ne suis pas resté là-dedans. A la seconde où j'ai vu ça... Enfin, quoi que ça puisse être, je suis parti comme une flèche.
Et vous ne savez pas ce qui a tracté cette chose ? demanda alors Marino.
Le ranger était maintenant très mal à l'aise.
-A cette époque de l'année, vous savez, c'est très calme par ici, et très sombre. Je n'avais aucune raison de remarquer à quel véhicule elle était accrochée, et d'ailleurs, en fait, je ne me souviens pas de l'avoir jamais vue reliée à quoi que ce soit.
Le regard de Marino derrière sa cagoule était dépourvu de toute aménité.
-Mais vous avez un numéro de plaque.
-Bien sûr.
Soulagé, le ranger tira de sa poche un papier plié, qu'il ouvrit.
-J'ai là son inscription. Ken A. Perley, Norfolk, Virginie.
Il tendit le papier à Marino, qui remarqua d'un ton sarcastique:
-Oh, génial. Le nom que ce connard a pris sur la carte de crédit. Comme ça, je suis sûr que-le numéro d'immatriculation que vous avez est lui aussi exact. Comment a-t-il payé ?
-Un chèque bancaire.
-Il a donné ça en personne à quelqu'un ?
-Non. Il a fait la réservation par courrier. Personne n'a jamais rien vu d'autre que le papier que vous avez en main. Comme je vous ai dit, on l'a Jamais vu.
Il secoua la tête, et jeta un coup d'oeil nerveux aux scientifiques en combinaisons qui l'écoutaient attentivement. Puis il regarda la caravane et s'humecta les lèvres.
-Je peux vous demander ce qu'il y a là-dedans ? Et qu'est-ce qui va m'arriver parce que je suis entré ?
Sa voix se brisa, et je crus qu'il allait fondre en larmes.
-L'endroit pourrait être contaminé par un virus, lui dis-je, mais nous n'en sommes pas certains. Tout le monde ici va prendre soin de vous.
-Ils ont dit qu'ils allaient m'enfermer dans une chambre, comme en cellule.
Les yeux fous de peur, il haussa la voix:
-Je veux savoir exactement ce qu'il y a là-dedans
que je peux avoir attrapé !
Je le rassurai:
-Vous serez au même endroit que moi la semaine dernière, dans une chambre agréable, avec des infirmières agréables, pour quelques jours d'observation. C'est tout.
-Pensez-y comme à des vacances. Ce n'est vraiment pas insurmontable. C'est pas parce qu'on est tous en combinaisons qu'il faut perdre la boule, renchérit Marino, qui était bien placé pour en parler.
Il continua de la sorte comme s'il était le plus grand des experts en maladies infectieuses, et je les laissai tous les deux pour me rapprocher seule de la caravane. Je demeurai un moment à quelques mètres de distance, et examinai les alentours. A ma gauche s'étendaient des hectares de bois, puis la rivière où nos bateaux étaient amarrés. A ma droite, à travers d'autres arbres, je percevais l'écho d'une autoroute. La caravane était garée sur un tapis moelleux d'aiguilles de pin, et ce que je remarquai tout de suite, ce fut la zone éraflée sur la languette peinte en blanc.
Je me rapprochai, m'accroupis et passai mes doigts gantés sur les éraflures et les entailles dans l'aluminium, à un endroit où le numéro d'identification du véhicule, le NIV, aurait dû se trouver. Près du toit, je m'aperçus qu'un morceau de vinyle avait été bffilé, et en conclus que quelqu'un s'était servi d'une lampe à propane pour effacer le deuxième NIV. Je contournai ensuite le véhicule.
La porte était déverrouillée, et pas complètement fermée, car elle avait été forcée à l'aide d'un outil. Un signal d'alarme retentit dans mon cerveau, mes idées s'éclaircirent, et mon attention se concentra complètement, comme cela m'arrivait lorsque les indices me racontaient une histoire différente de celle des témoins. Je gravis quelques marches de métal, pénétrai à l'intérieur et demeurai complètement immobile, parcourant des yeux une scène qui pouvait ne rien signifier pour la majorité des gens, mais qui pour moi, confirmait un cauchemar. Je me trouvais dans le laboratoire de mordoc.
Tout d'abord, le chauffage était poussé à fond, et je l'éteignis. Je sursautai lorsqu'une malheureuse petite créature blanche me sautilla soudain sur les pieds. Je fis un bond en arrière avec un hoquet, tandis qu'elle se précipitait stupidement contre un mur, puis s'asseyait, tremblante et haletante. Le pathétique lapin de laboratoire avait été tondu par endroits et scarifié, et il arborait d'affreuses éruptions noires. Je remarquai sa cage métallique, qui semblait avoir été renversée d'une table, la porte grande ouverte.
-Viens ici.
Je m'accroupis, et tendis la main. Il m'observait de ses yeux rougis, ses longues oreilles frémissantes.
-Viens, pauvre petite chose, dis-je à l'animal que le ranger avait pris pour un monstre. Je te promets que je ne te ferai pas de mal.
Je le pris doucement dans mes mains. Son cœur battait la chamade, et il tremblait avec violence. Je le remis dans sa cage, puis me dirigeai vers le fond de la caravane. La petite porte franchie, le corps remplissait presque entièrement la chambre. L'homme, aux cheveux bruns bouclés, était étendu face contre terre, sur un tapis pelucheux jaune d'or taché de sang. Lorsque je le retournai, je constatai que la rigidité cadavérique était passée. Il me fit penser à un bûcheron, en veste et pantalon dégoûtants. Sa barbe et sa moustache étaient négligées, et il avait des mains énormes aux ongles sales.
Je le déshabillai à partir de la taille, pour observer les lividités cadavériques, c'est-à-dire ces zones où le sang s'accumule après la mort sous l'effet de la gravité. Le visage et le torse étaient de couleur pourpre violacée, avec des plaques plus blanches là où son corps avait reposé par terre. Je ne vis aucune trace pouvant permettre de croire qu'il avait été déplacé après la mort. Il avait été abattu d'une balle dans la poitrine, à bout portant, peut-être avec le fusil Remington à deux coups qui reposait à côté de lui, près de sa main gauche.
Le faisceau de dispersion des plombs était étroit, et avait formé, au centre de sa poitrine, un grand trou aux bords déchiquetés. De la bourre de plastique blanc adhérait à ses vêtements et à sa peau, ce qui indiquait encore une fois qu'il ne s'agissait pas d'un tir à bout touchant. Je mesurai la longueur de ses bras et de son arme, sans comprendre comment il aurait bien pu atteindre la détente. Je ne voyais rien qui puisse indiquer qu'il ait bricolé un système pour s'aider. Je fouillai ses poches, et n'y trouvai rien d'autre qu'un couteau de chasse éraflé et tordu. Pas de portefeuille, aucun papier d'identité.
Je ne m'attardai pas davantage, et ressortis. L'équipe de l'USAMRIID s'impatientait, comme des gens qui se rendent quelque part et ont peur de rater leur avion. Ils restèrent là à me regarder tandis que je descendais les marches. Un peu à l'écart au milieu des arbres, Marino se tenait les bras croisés sur la poitrine, le ranger à ses côtés.
-La scène du crime est complètement contaminée, annonçai-je. Nous avons un homme blanc décédé et non identifié. J'ai besoin de quelqu'un pour sortir le corps, qui doit être placé en confinement ajoutai-je ne regardant le capitaine.
-Il rentre avec nous.
J'acquiesçai de la tête.
-Vos hommes peuvent pratiquer l'autopsie, et peut-être demander à quelqu'un du Bureau du médecin légiste de Baltimore de servir de témoin. La caravane, c'est un autre problème. Elle doit être transportée quelque part où on pourra travailler dessus en toute sécurité. Les indices doivent être collectés et décontaminés. Très franchement, ceci n'est pas de mon ressort. Nous devrions peut-être l'emmener en Utah, à moins que vous ne disposiez d'un matériel de confinement susceptible d'abriter quelque chose d'aussi gros.
-A Dugway ? demanda-t-il d'un air dubitatif.
-Oui. Peut-être le colonel Fujitsubo peut-il nous aider.
Dugway Proving Ground était la plus grande installation militaire d'expérimentation et d'essais en matière de défense chimique et biologique. A la différence de l'USAMRIID, installée au cœur de l'Amérique urbaine, Dugway disposait de l'immense étendue du désert du Grand Lac Salé pour tester lasers missiles téléguidés, écrans de fumée ou méthodes d'éclairage. Plus précisément, elle possédait la seule chambre d'essais des Etats-Unis capable de traiter un véhicule de la dimension d'un tank.
Le capitaine réfléchit un moment, nous regardant alternativement, la caravane et moi, tandis qu'il se décidait et établissait un plan.
-Frank, prends le téléphone, et fais mobiliser ça le plus vite possible, dit-il en s'adressant à l'un des hommes. Pour le transport, le colonel devra voir ça avec l'Aviation, il faut amener quelque chose ici à toute vitesse, parce que je ne veux pas que ça reste là toute la nuit. Et nous allons avoir besoin d'un camion à plateau, et d'une camionnette.
-Avec tous les fruits de mer qu'ils transportent, on devrait trouver ça facilement, intervint Marino. Je m'en charge.
-Bien, continua le capitaine. Il me faut trois housses à cadavre, et l'isolateur. Je parie que vous avez besoin d'un coup de main, me dit-il ensuite. -Et comment.
Nous nous dirigeâmes vers la caravane. Je tirai la porte d'aluminium tordue, et il me suivit à l'intérieur. Sans nous attarder, nous allâmes directement au fond. Je lisais dans le regard de Clark qu'il n'avait jamais rien vu de pareil, mais au moins, avec son capuchon et sa réserve d'air, l'odeur de chair en décomposition lui était épargnée. Il s'agenouilla d'un côté, moi de l'autre. Le corps était lourd et l'espace affreusement réduit.
-Il fait chaud ici, ou bien c'est moi ? dit-il d'une voix forte tandis que nous nous débattions avec les membres glissants.
J'étais déjà hors d'haleine.
-Quelqu'un a mis le chauffage à fond, pour accélérer la contamination virale, la décomposition. Un moyen très répandu de foutre en l'air une scène du crime. Bien, maintenant, fourrons-le là-dedans. Ça va être serré, mais je crois qu'on peut y arriver.
Les mains et les combinaisons humides de sang, nous entreprîmes de le glisser dans une seconde enveloppe. Il nous fallut encore presque une demi-heure pour faire entrer le corps dans l'isolateur, et lorsque nous le transportâmes à l'extérieur, je sentis mes muscles trembler. Mon cœur battait à se rompre, et je dégoulinais de sueur. Nous fûmes ensuite consciencieusement arrosés de désinfectant, ainsi que l'isolateur, qui fut ramené à Crisfield en camion. Puis l'équipe se mit à travailler sur la caravane.
A l'exception des roues, le véhicule devait être entièrement enveloppé dans un lourd vinyle bleu avec une couche filtrante haute densité. J'ôtai avec soulagement ma combinaison, et me retirai dans le poste des rangers, bien chauffé et bien éclairé, où je me frottai les mains et le visage. J'avais les nerfs en pelote, et j'aurais donné n'importe quoi pour me mettre au lit, ingurgiter un somnifère et dormir.
Marino entra, et avec lui beaucoup d'air froid.
-Quel bordel !
-S'il vous plaît, fermez la porte, suppliai-je en frissonnant.
-Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il en s'asseyant de l'autre côté de la pièce.
-La vie.
-Je peux pas croire que vous soyez là alors que vous êtes malade. Putain, je crois que vous avez perdu la tête.
-Merci pour vos paroles de réconfort.
-Hé, pour moi non plus, c'est pas des vacances ! Je suis coincé ici, il faut que j'interroge ces gens, et j'ai pas de bagnole.
Il avait les nerfs à vif.
-Qu'est-ce que vous allez faire ?
-Je trouverai bien quelque chose. Le bruit court que Lucy et Janet sont dans le coin, et qu'elles ont une voiture.
-Où ça ? dis-je en faisant mine de me lever.
-Pas la peine de s'exciter, elles aussi elles cherchent des témoignages, comme moi. Bon Dieu, je meurs d'envie d'une cigarette. Ca fait presque toute une journée que j'ai pas fumé.
-Pas ici, lui dis-je en désignant un panneau du doigt.
-Y a des gens qui meurent de la variole et vous m'emmerdez pour des cigarettes.
Je sortis un tube de Motrin et en avalai trois sans eau.
-Alors, qu'est-ce qu'ils vont faire, maintenant, tous nos astronautes ? demanda Marino.
-Certains vont rester dans le coin, pour essayer de retrouver d'autres gens qui auraient pu être contaminés, soit à Tangier Island, soit sur le campement. Ils travailleront par roulement avec d'autres membres de l'équipe. Je pense que vous serez également en contact avec eux, au cas où vous rencontreriez quelqu'un qui a pu être exposé.
-Quoi ? Je suis censé me balader toute la semaine dans ce truc orange ?
Il bâilla et s'étira.
-Merde, c'est pas l'horreur, ces trucs ? On y crève de chaud, sauf dans le capuchon.
En fait, il était secrètement très fier d'en avoir porté un.
-Non, vous ne porterez pas de combinaison de plastique.
-Et qu'est-ce qui se passe si je découvre que la personne que J'interroge a été exposée ?
-Abstenez-vous de l'embrasser.
-Je ne trouve pas ça drôle.
-Mais ce n'est pas drôle du tout.
-Et le macchabée ? Ils vont l'incinérer alors qu'on ne sait pas qui c'est ?
-On va l'autopsier demain matin. Je suppose qu'ils l'entreposeront aussi longtemps que possible.
-C'est vraiment bizarre, toute cette histoire, remarqua-t-il en se frottant le visage de ses mains. Et vous avez vu un ordinateur là-dedans ?
-Oui, un portable. Mais pas de scanner, ni d'imprimante. J'ai l'impression que cet endroit était une cachette, et que l'imprimante et le scanner sont chez lui.
-Et un téléphone ?
Je réfléchis une minute.
-Je ne me souviens pas d'en avoir vu un.
-La ligne téléphonique va de la caravane au compteur général. On verra ce qu'on peut trouver là-dessus, au nom de qui est l'abonnement, par exemple. Je vais aussi informer Wesley de ce qui se passe.
-Si la ligne téléphonique n'a été utilisée que pour AOL, dit Lucy en entrant et en refermant la porte derrière elle, il n'y aura pas d'abonnement. Le seul compte que vous trouverez, ce sera celui sur AOL, qui vous ramènera à Perley, le type à qui on a fauché son numéro de carte de crédit.
Elle paraissait en pleine forme, mais un peu échevelée, en jean et blouson de cuir. Elle s'assit à côté de moi, m'examina le blanc des yeux et me palpa les ganglions.
-Tire la langue, dit-elle avec sérieux.
-Arrête !
Je la repoussai en riant et toussant à la fois.
-Comment te sens-tu ?
-Mieux. Où est Janet ? demandai-je.
-En train de parler, quelque part dans les parages. C'était quel genre d'ordinateur ?
-Je n'ai pas pris le temps de l'examiner, répliquai-je. Je n'ai pas remarqué ses caractéristiques.
-Il était allumé ?
-Je ne sais pas, je n'ai pas vérifié.
-Il faut absolument que je voie ce qu'il a dans le ventre.
Je la regardai:
-Qu'est-ce que tu veux faire ?
-Je crois que j'ai besoin d'aller avec toi.
-Ils vont te laisser faire ça ? demanda Marino.
-Et qui sont ces " ils " ?
Les fainéants pour qui tu travailles, répliqua-t-il
-Ils m'ont mis sur l'affaire, ils attendent que je
l'élucide.
Tandis qu'elle parlait, elle ne quittait pas du regard la porte et les fenêtres, sur le qui-vive. Lucy avait été infectée par le virus du maintien de l'ordre, et elle y avait succombé. Sous son blouson, elle portait un pistolet Sig Sauer 9 mm dans un holster de cuir, avec des chargeurs de rechange, et elle avait probablement dans sa poche un coup de poing américain. Elle se raidit, tandis que la porte s'ouvrait, et qu'un autre ranger entrait en hâte, les cheveux encore mouillés de la douche, le regard surexcité et nerveux.
Il ôta sa veste et nous demanda:
-Je peux vous aider ?
-Ouais, dit Marino en se levant. Qu'est-ce que vous avez comme voiture ?
Lorsque nous arrivâmes, le semi-remorque nous attendait. La caravane entourée de vinyle, encore fixée à une camionnette, était posée sur le plateau du camion, brillant d'une inquiétante lueur bleue translucide sous la lune et les étoiles. Alors que nous nous garions non loin, sur un chemin de terre en bordure d'un champ, un gigantesque avion nous survola à une altitude étonnement basse dans un rugissement de moteurs plus sonore que celui d'un avion de ligne normal.
-Qu'est-ce que c'est que ça ? s'exclama Marino en ouvrant la portière de la Jeep du ranger.
-C'est notre transport pour l'Utah, remarqua Lucy, assise avec moi a l'arrière.
Incrédule et comme en transe, le ranger fixait la scène à travers son pare-brise:
-Oh merde ! Oh bon Dieu ! C'est une invasion !
Enveloppé dans du carton ondulé, reposant sur une lourde plate-forme de bois, un engin tout-terrain descendit en premier, entraîné par des parachutes. Lorsqu'il atterrit sur l'herbe sèche compacte du champ, le choc de l'impact résonna comme une explosion, puis la toile de nylon vert se répandit en se dégonflant sur le véhicule. D'autres corolles s'épanouirent encore dans les cieux: des containers de chargement supplémentaire qui dérivaient et s'abattaient au sol. Puis ce furent des parachutistes, qui descendirent en oscillant avant d'atterrir prestement et de se débarrasser de leurs harnais. Ils replièrent ensuite leurs toiles gonflées tandis que l'écho de leur C-17 s'éloignait dans le lointain.
L'Air Force's Combat Control Team de Charleston, Caroline du Sud, était arrivée à minuit treize précises. Nous demeurâmes fascinés dans la Jeep, observant les hommes qui vérifiaient la compacité du champ, car l'appareil qui s'apprêtait à se poser dessus était assez lourd pour démolir une piste d'atterrissage ou un tarmac normal. Ils se livrèrent à la prise de diverses mesures et relevés, puis l'équipe installa douze balises lumineuses ACR télécommandées, pendant qu'une femme en tenue de camouflage ôtait l'enveloppe du véhicule tout-terrain, faisait démarrer le bruyant moteur diesel, puis descendait l'engin de sa plate-forme et le déplaçait à l'écart.
-Il faut que je me trouve une piaule, dit Marino en observant le spectacle. Bon sang, comment est-ce qu'ils peuvent faire atterrir un gros avion militaire sur un tout petit champ comme ça ?
-Je peux vous donner des précisions, intervint Lucy, jamais à court d'explications techniques. Apparemment, le C-17 a été conçu pour pouvoir se poser avec un chargement sur des pistes exceptionnellement courtes, comme celle-ci. Ou dans le lit d'un lac asséché, par exemple. En Corée, ils ont même utilisé des routes.
-Ça y est, elle est repartie ! remarqua Marino, sarcastique comme d'habitude.
Elle continua:
-Le seul autre engin susceptible de rentrer comme ça dans un dé à coudre, c'est le C-130. Et le C-17 peut faire marche arrière, c'est génial, non ?
-Un avion-cargo ne peut sûrement pas faire tout ça, protesta Marino.
-Oh, mais ce bijou-là, si, dit-elle comme s'il s'agissait d'un bébé qu'elle aurait bien aimé adopter. Marino jeta un regard autour de lui.
-J'ai tellement faim que je pourrais bouffer du pneu, et je donnerais ma paye pour une bière. Je vais baisser la vitre et m'en griller une.
Je sentis que le ranger ne voulait pas qu'on fume dans sa Jeep immaculée, mais qu'il était trop intimidé pour intervenir.
-Sortons, Marino. L'air frais nous fera du bien.
Nous descendîmes et il alluma une Marlboro, sur laquelle il tira frénétiquement. Les membres de l'équipe de l'USAMRIID responsables du semi-remorque et de sa cargaison redoutable se tenaient à distance, toujours vêtus de leurs combinaisons protectrices orange. Réunis sur le chemin de terre défoncé d'ornières, ils observaient les hommes de l'armée de l'air s'affairer dans la plaine.
Il était presque deux heures du matin lorsqu'une Plymouth sombre banalisée arriva. Lucy courut à sa rencontre. Je la vis discuter avec Janet par la vitre baissée, puis la voiture s'éloigna.
Lucy m'effleura le bras, et me dit doucement:
-Je rentre.
Je savais que la vie qu'elles partageaient n'était pas facile, et je demandai:
-Tout va bien ?
-Pour l'instant, on maîtrise la situation.
Marino, qui fumait comme si sa dernière heure était venue, lança à Lucy:
-Dis donc, 007, c'était sympa de ta part de venir nous aider, aujourd'hui.
-Vous savez, rétorqua-t-elle, se moquer des agents fédéraux constitue une violation de la loi. Et particulièrement de ceux qui appartiennent aux minorités d'ascendance italienne.
-Bon sang, j'espère bien que tu appartiens à une minorité. Des comme toi, on n'en veut pas d'autres, renchérit-il en secouant sa cendre.
L'écho d'un avion résonna au loin.
-Janet reste ici, dit Lucy à Marino. Ça veut dire que vous allez travailler là-dessus ensemble, tous les deux. Alors, on ne fume pas dans la voiture, et si vous l'asticotez, vous êtes mort.
-Chut ! fis-je pour les faire taire.
Le grondement du jet provenait du nord, et nous demeurâmes silencieux à observer le ciel. Soudain, les balises s'illuminèrent, formant une rangée de pointillés, d'abord verts pour l'approche, puis blancs pour marquer la zone de sécurité, et enfin rouge vif pour l'extrémité de la piste d'atterrissage. Je songeai combien cette vision pourrait paraître bizarre à quiconque aurait le malheur de passer par là en voiture, au moment où l'avion entamait sa descente. Je distinguais l'ombre noire de l'appareil et ses feux clignotants tandis qu'il perdait de l'altitude et que le rugissement de ses moteurs devenait effroyable. Le train d'atterrissage sortit, et une lueur vert émeraude se répandit du compartiment des roues, tandis que le C17 se dirigeait droit sur nous.
J'éprouvai la sensation paralysante d'être témoin d'un crash, et que cette monstrueuse machine gris terne aux extrémités d'ailes verticales et à la forme trapue allait labourer la terre. On aurait dit qu'un ouragan se déchaînait au-dessus de nos têtes, et nous nous bouchâmes les oreilles lorsque ses énormes roues touchèrent terre. Des gerbes d'herbe et de poussière arrachées par paquets aux ornières formées par les grandes roues et les 130 tonnes d'aluminium et d'acier tourbillonnèrent dans les airs. Les ailerons remontèrent, les moteurs s'inversèrent, tandis que le jet s'arrêtait dans un crissement à l'extrémité d'un champ qui n'était même pas assez grand pour jouer au football.
Puis les pilotes passèrent en marche arrière et entreprirent de reculer bruyamment dans l'herbe dans notre direction, pour disposer ensuite d'une longueur de piste suffisante pour repartir. Lorsque la queue de l'appareil atteignit le bord du chemin de terre, le C-17 s'arrêta, ses réacteurs pointés droit sur nous. L'arrière s'ouvrit, semblable à la gueule d'un requin, et une rampe métallique descendit.
L'équipage et le responsable du chargement avaient revêtu des combinaisons destinées à la guerre bactériologique, avec des capuchons, des lunettes et des gants noirs à l'apparence plutôt effrayante, surtout de nuit. Nous les observâmes, tandis qu'ils faisaient descendre la caravane et le pick-up du semi-remorque, puis les détachaient l'un de l'autre. Ensuite, le véhicule tout-terrain tracta la caravane à l'intérieur du C-17.
-Viens, dit Lucy en me prenant le bras. Un voyage comme ça, ça ne se rate pas.
Nous pénétrâmes dans le champ. Le bruit et la tension des moteurs étaient incroyables. Nous suivîmes la rampe automatique, contournâmes rouleaux et anneaux incorporés au sol métallique, sous une voûte où couraient à nu les câbles et les isolants. L'avion paraissait assez grand pour transporter plusieurs hélicoptères, autocars de la Croix-Rouge et tanks, et il y avait au moins cinquante sièges de saut en parachute. Mais ce soir, l'équipage était réduit, et ne se composait que des parachutistes, du responsable du chargement, et d'un Premier lieutenant nommé Laurel, dont la mission consistait à s'occuper de nous.
C'était une jeune femme séduisante aux courts cheveux bruns, qui nous serra la main avec un grand sourire comme une accueillante maîtresse de maison.
-Vous serez ravies d'apprendre que vous n'êtes pas installées ici, mais là-haut, avec les pilotes. Et vous serez encore plus ravies d'apprendre que j'ai du café à vous offrir.
-Ce serait le paradis, dis-je.
L'équipage arrimait la caravane et le véhicule tout-terrain au sol avec des chaînes et des filets dans un bruit de métal.
Sur l'échelle qui grimpait de la baie de chargement était peint le nom de l'avion, baptisé, de façon tout à fait appropriée, Heavy Metal. Le cockpit était énorme, avec un système de contrôle de vol électronique et des cadrans plafonniers comme dans les avions de chasse. Le pilotage s'effectuait par l'intermédiaire de manches à balai, et la profusion d'instruments de bord était complètement intimidante.
Je m'installai sur un siège pivotant, derrière deux pilotes en combinaisons vertes, trop occupés pour nous prêter attention.
-Vous avez des écouteurs pour pouvoir discuter, mais ne parlez pas en même temps que les pilotes, nous avertit Laurel. Vous n'êtes pas obligés de les mettre, mais c'est très bruyant, ici.
Je fixai mon harnais cinq points tout en remarquant le masque à oxygène suspendu à chacun des sièges.
-Je serai en bas, et je viendrai de temps en temps voir si tout va bien, continua le lieutenant. Il y a trois heures de vol pour l'Utah, et l'atterrissage ne devrait pas être trop brutal. Ils disposent d'une piste assez longue pour la navette spatiale. C'est ce qu'ils racontent, en tout cas, mais vous savez comme l'Armée de terre a tendance à se vanter !
Elle redescendit tandis que les pilotes s'exprimaient dans un jargon et des codes qui me demeuraient incompréhensibles. C'était stupéfiant, mais lorsque nous entamâmes la procédure de décollage, il s'était à peine écoulé trente minutes depuis l'arrivée de l'appareil.
-On y va, dit un des pilotes. Chargeur ? Vous êtes tout bon ?
Je supposai qu'il s'adressait au responsable du chargement en bas.
La réponse résonna dans mes écouteurs:
-Oui, monsieur.
-Liste de contrôle effectuée ?
-Oui.
-OK. Ça roule.
L'avion bondit en avant, cahota sur la terre et prit de la puissance d'une façon que je n'avais jamais connue avec aucun décollage. A plus de cent quarante kilomètres à l'heure, il s'éleva dans les airs en rugissant à un angle tellement abrupt que je me retrouvai aplatie contre le dossier de mon siège. Brutalement, les étoiles constellèrent le ciel, et le Maryland apparut comme un réseau de lumières clignotantes.
-Nous naviguons à deux cents nœuds, dit un pilote. Poste de Commandement appareil 30601. Relevez les volets. Exécution.
Je jetai un coup d'œil à Lucy, qui se trouvait derrière le copilote: elle essayait de distinguer ce qu'il faisait tout en écoutant le moindre mot, probablement pour le garder soigneusement en mémoire. Laurel revint avec des tasses de café, mais rien n'aurait pu me tenir éveillée. Je sombrai dans le sommeil à trente-cinq mille pieds de haut, tandis que l'avion volait vers l'ouest à huit cent cinquante kilomètres à l'heure, et émergeai alors qu'une tour de contrôle communiquait avec nous.
Nous avions entamé notre descente au-dessus de Salt Lake City, et Lucy, qui écoutait toujours les pilotes, était aux anges. Elle surprit mon regard, mais sans se laisser distraire. De ma vie, je n'avais rencontré quelqu'un comme elle, qui faisait preuve d'une insatiable curiosité pour tout ce qui pouvait être assemblé, démonté, programmé, et plus généralement, pour toutes les machines auxquelles elle pouvait faire accomplir ce qu'elle voulait. La seule chose qu'elle ne parvenait pas à comprendre, c'étaient les gens.
La tour de contrôle de Clover nous dirigea sur celle de Dugway Range, puis nous reçûmes des instructions pour l'atterrissage. Malgré ce qu'on nous avait dit de la longueur de la piste, nous eûmes le sentiment que nous allions être arrachées de nos sièges, pendant que l'appareil descendait crescendo vers un tarmac où clignotaient des kilomètres de lumières, et que l'air rugissait en se heurtant aux volets relevés. L'arrêt fut tellement brutal que je ne compris pas comment il pouvait être physiquement possible, et je me demandai si les pilotes n'avaient pas décidé de faire un peu d'entraînement.
-Tally ho ! s'exclama l'un d'eux avec entrain.
La base de Dugv~ay avait à peu près la même taille que Rhode Island, et deux mille personnes y vivaient mais lorsque nous arrivâmes à cinq heures et demie du matin, nous ne vîmes pas grand-chose. Laurel nous confia à un soldat, qui nous fit grimper dans un camion et nous conduisit à un endroit où nous pourrions nous reposer et nous rafraichir. Nous n'avions pas le temps de dormir, car l'avion repartirait plus tard dans la journée, et nous devions nous trouver à son bord.
On nous installa à L'Antelope Inn, en face du Community Club, dans une chambre à deux lits au premier étage, meublée de chêne clair et entièrement moquettée et peinte de bleu. De l'autre côté de la pelouse, nous avions vue sur les casernes, dont les fenêtres commençaient à s'éclairer avec l'aube.
Lucy s'étira sur son lit, et déclara:
Tu sais, ce n'est vraiment pas la peine de prendre une douche, puisque nous allons devoir remettre les mêmes vêtements sales.
-Tu as parfaitement raison, dis-je en ôtant mes chaussures. Ça ne te dérange pas si j'éteins la lampe ?
-Au contraire.
La chambre se trouva plongée dans l'obscurité, et je me sentis soudain très bête.
-J'ai l'impression d'être une gamine qui serait restée coucher chez sa copine après le goûter.
-Tu parles d'un goûter !
-Tu te souviens quand tu venais à la maison, lorsque tu étais petite ? Quelquefois nous restions debout la moitié de la nuit. Tu ne voulais jamais aller dormir, tu voulais toujours que je te lise encore une histoire. Tu m'épuisais.
-Moi, je me souviens plutôt du contraire ! Je voulais dormir, et c'est toi qui ne me laissais pas tranquille.
-Faux.
-Parce que tu m'adorais.
-Certainement pas. J'avais du mal à supporter d'être dans la même pièce. Mais je te plaignais, et je voulais être gentille.
Un oreiller voltigea dans l'obscurité et me tomba sur la tête. Je le relançai. Lucy bondit alors de son lit sur le mien, où elle se retrouva sans savoir quoi faire, car elle n'avait plus dix ans depuis longtemps, et je n'étais pas Janet. Elle se releva, regagna son lit et redressa ses oreillers bruyamment.
-Tu m'as l'air de bien mieux te porter, remarqua-t-elle.
-Mieux, mais pas bien mieux. Je survivrai.
-Tante Kay, qu'est-ce que tu vas faire en ce qui concerne Benton ? Tu n'as même plus l'air de penser à lui du tout.
Je répondis:
-Oh, si. Mais ces derniers temps, je suis un peu débordée, et c'est un euphémisme.
-Les gens utilisent toujours ce genre d'excuse. Je le sais, ma mère a passé son temps à me répéter ça.
-Mais pas moi.
-C'est exactement ce que je voulais dire. Qu'est-ce que tu veux faire de Benton ? Vous pourriez vous marier.
Cette simple pensée me démontait de nouveau.
-Je ne crois pas que je puisse faire ça, Lucy.
-Pourquoi ?
-Je suis peut-être trop installée dans mes habitudes, sur un chemin dont je ne peux pas m'écarter. On exige trop de moi.
-Pourtant, tu as besoin d'avoir ta propre vie, toi aussi.
-C'est vrai. Mais ce n'est peut-être pas celle que tout le monde veut pour moi.
-Tu m'as toujours conseillée, dit-elle, c'est peut-être mon tour, maintenant. Je ne crois pas que tu doives te marier.
-Pourquoi ? demandai-je avec plus de curiosité que de surprise.
-Je pense que tu n'as jamais réellement fait ton deuil de Mark. Et tu ne devrais pas te marier tant que tu n'auras pas fait ça. Sinon, tu ne pourrais pas t'y consacrer entièrement, tu sais ?
La tristesse m'envahit, et je fus heureuse qu'elle ne puisse pas me voir dans le noir. Pour la première fois de nos vies, je lui parlai comme à une amie en qui j'avais toute confiance.
-Je ne me suis jamais remise de Mark, et je ne m'en remettrai probablement jamais. Je suppose qu'il a été mon premier amour.
-Je connais ça, continua ma nièce. Je m'angoisse en me disant que s'il se produit quelque chose, il n'y aura jamais quelqu'un d'autre pour moi non plus. Et je ne veux pas passer le reste de ma vie sans ce que j'ai maintenant. Sans quelqu'un à qui je peux parler de n'importe quoi, quelqu'un d'aimant et de bon.
Elle hésita, puis ajouta d'un ton acéré:
-Quelqu'un qui n'est pas jaloux et qui ne me manipule pas.
-Lucy, Ring ne sera plus jamais flic, mais tu es la seule à pouvoir enlever à Carrie le pouvoir qu'elle a sur toi.
-Elle n'a pas de pouvoir sur moi ! s'emporta-t-elle.
-Bien sûr que si, et je le comprends très bien. Moi aussi, je suis furieuse contre elle.
Lucy demeura un moment silencieuse, puis dit enfin d'une petite voix:
-Que va-t-il m'arriver, Tante Kay ?
-Je ne sais pas, Lucy. Je ne connais pas les réponses aux questions, mais je te promets qu'à chaque pas, je serai à tes côtés.
Le chemin détourné qui l'avait menée à Carrie nous ramenait en fin de compte à la mère de Lucy, ma sœur. Je me lançai dans le récit des hauts et des bas de mes années d'enfance, et parlai franchement à Lucy de mon mariage avec son ex-oncle Tony. Je lui confiai ce que je ressentais aujourd'hui à mon âge, alors que je savais que je n'aurais probablement jamais d'enfant.
Le ciel était maintenant clair, et il était temps de démarrer la journée. A neuf heures, le chauffeur du commandant de la base, une jeune recrue qui avait tout juste du poil au menton, nous attendait dans le hall.
Il mit ses Ray-Ban et annonça:
-Une autre personne est arrivée après vous en provenance de Washington, quelqu'un du FBI.
Il avait l'air très impressionné, et ne savait de toute évidence pas ce que faisait Lucy. Celle-ci demeura impassible lorsque je demandai:
-Et que fait-il au FBI ?
C'est un scientifique, je crois, une grosse légume, dit-il en dévorant du regard Lucy, qui même après une nuit blanche, était d'une beauté saisissante.
Le scientifique en question était Nick Gallwey, directeur de la Brigade des sinistres du FBI, et un expert légiste de formidable réputation. Je le connaissais depuis des années, et lorsqu'il fit son apparition dans le hall, nous nous embrassâmes, et Lucy lui serra la main.
-Ravi de vous rencontrer, agent spécial Farinelli. Et croyez-moi, j'ai beaucoup entendu parler de vous. Alors, Kay et moi, nous allons faire le sale boulot pendant que vous jouez avec l'ordinateur ?
-Oui, monsieur, répondit-elle gentiment.
-Où pouvons-nous prendre un petit déjeuner ? demanda Gallwey au soldat soudain intimidé et plongé dans la confusion.
Il nous conduisit dans la Suburban du commandant de la base, sous un ciel qui paraissait s'étendre à perte de vue. Des chaines de montagnes de western désertiques nous entouraient à l'horizon, et la sécheresse avait rabougri la flore du désert, la sauge, les sapins et les pins de Virginie. Dans ce Royaume des Mustangs, ainsi qu'était baptisée la base, avec ses bunkers de munitions, ses armes de la Seconde Guerre mondiale et son immense espace aérien interdit, la route la plus proche se trouvait à cinquante-cinq kilomètres. Les eaux qui s'étaient autrefois retirées avaient laissé des traces de sel, et nous repérâmes une antilope et un aigle.
Nous nous dirigeâmes vers les installations destinées aux tests, situées à environ quinze kilomètres de la partie résidentielle de la base. Le Ditto Diner se trouvait sur le chemin, et nous fîmes une pause pour prendre un café et des sandwiches aux œufs. Puis nous atteignîmes le centre d'essais, installé dans de grands bâtiments modernes derrière des palissades surmontées de fil de fer barbelé.
Partout se dressaient des panneaux avertissant que les intrus n'étaient pas les bienvenus, et qu'on tirerait à vue. Sur chaque bâtiment, un code indiquait ce qui était traité à l'intérieur, et je reconnus les symboles du gaz moutarde, des agents neurotoxiques ainsi que ceux des virus Ebola, Anthrax et Hanta. Le soldat nous informa que l'épaisseur des murs de béton était de soixante centimètres, et que les réfrigérateurs à l'intérieur étaient conçus pour résister aux explosions. Les procédures d'accès n'étaient pas si différentes de celles que je connaissais déjà. Des gardes nous firent traverser les installations de confinement, Lucy et moi pénétrâmes dans le vestiaire des femmes, et Gallwey dans celui des hommes. Nous nous dévêtimes, et enfilâmes des treillis de l'Armée, puis, par-dessus, des combinaisons de camouflage avec des capuchons et des lunettes d'épais gants de caoutchouc noir et des bottes. Dé même que les combinaisons bleues du CCPM et de l'USAMRIID, elles étaient reliées à une aération interne, mais cette fois-ci, la chambre était entièrement en acier, du sol au plafond. Il s'agissait d'un système en circuit fermé, avec des filtres doubles à carbone, où des véhicules contaminés de l'envergure d'un tank pouvaient être inondés et vaporisés de produits chimiques. Nous étions assurés de pouvoir travailler ici aussi longtemps qu'il le fallait sans mettre personne en danger.
Il était peut-être même possible que nous puissions décontaminer et sauver certaines pièces à conviction, mais cela demeurait difficile à dire. Aucun de nous n'avait jamais travaillé sur une affaire de ce genre. Nous commençâmes par ouvrir la porte de la caravane, et installer des projecteurs dirigés sur l'intérieur. C'était très étrange de se déplacer dans ce lieu où le sol en acier se gondolait bruyamment sous nos pas comme une lame de scie. Au-dessus de nos têtes, un chercheur de l'Armée était installé derrière une vitre dans une salle de contrôle, surveillant tout ce que nous faisions.
Je pénétrai de nouveau la première dans le véhicule, car je voulais passer la scène du crime au peigne fin. Gallwey entreprit de photographier les marques d'outils sur la porte, et de passer dessus de la poudre à empreintes, tandis que je grimpais à l'intérieur, regardant autour de moi comme si je n'y avais jamais mis les pieds. La petite zone qui aurait normalement dû contenir une table et une banquette avait été vidée et transformée en un laboratoire doté d'un équipement sophistiqué qui n'était pas récent mais de très bonne qualité.
Le lapin était toujours vivant. Je le nourris et installai sa cage sur un comptoir en contreplaqué construit avec soin et peint en noir. Un réfrigérateur se trouvait en dessous. J'y trouvai des fioles de cultures cellulaires et des cellules embryonnaires de fibroblastes pulmonaires humains. Il s'agissait de cultures tissulaires utilisées de façon tout à fait habituelle pour nourrir les virus de la variole, tout comme on utilise des engrais pour certaines plantes. Pour entretenir ces cultures, le fermier fou de ce laboratoire mobile disposait d'une bonne réserve de milieu de culture Eagle, supplémenté avec dix pour cent de sérum fœtal de veau. Si l'on ajoutait cela au lapin, tout ceci impliquait que mordoc faisait davantage qu'entretenir son virus, il se trouvait en plein protocole de culture virale lorsque la catastrophe s'était produite.
Il avait conservé le virus dans un congélateur à azote liquide qui n'avait pas besoin d'être branché, mais simplement rempli tous les deux ou trois mois. L'appareil ressemblait à un Thermos en acier d'une contenance de quarante litres, et lorsque je dévissai le couvercle, j'en tirai six cryo-tubes si vieux qu'ils étaient en verre, et non en plastique. Les codes qui devaient identifier la maladie ne ressemblaient à rien de ce que je connaissais, mais il y avait une date, 1978, et une provenance, Birmingham, Angleterre, de minuscules abréviations bien propres, écrites à l'encre noire en minuscules. Je remis dans leur logement glacial les tubes contenant cette horreur gelée, puis continuai ma fouille. Je dénichai vingt sprays faciaux Vita, et des seringues à tuberculine que le tueur avait sans aucun doute utilisées pour introduire le virus dans les flacons.
Bien entendu, il y avait également des pipettes et des poires en caoutchouc, des boîtes de Pétri, et les flacons à bouchons à vis où se développait le virus. Le milieu de culture dans lequel il croissait était rose. Si celui-ci avait été jaune pâle, en réponse à une augmentation de l'acidité du milieu, cette baisse de pH aurait signifié la présence de déchets et la preuve que les cellules pleines du virus n'avaient pas été baignées depuis un moment dans leur milieu de culture nourrissant.
Je conservais assez de souvenirs de la faculté de médecine et de mon expérience de pathologiste pour savoir que pour propager un virus, il faut nourrir les cellules qui lui servent d'hôte. C'est à cela que sert le milieu de culture rose, qui doit être aspiré à la pipette régulièrement, quand les éléments nutritifs ont été utilisés, ceci afin de le renouveler et de le débarrasser de ses déchets. Le milieu étant encore rose, cela signifiait que cette manipulation avait été effectuée récemment, au moins au cours des quatre derniers jours. Mordoc était méticuleux. Il avait cultivé la mort avec soin et amour. Il y avait pourtant deux flacons brisés par terre. Peut-être le lapin, accidentellement sorti de sa cage, les avait-il renversés. Car je ne croyais pas à un suicide, mais plutôt à une catastrophe inattendue qui avait poussé mordoc à s'enfuir.
Je me déplaçai lentement un peu plus loin, vers le coin cuisine, où un seul bol et une fourchette propres avaient été mis à sécher sur un torchon à côté de l'évier. Les placards aussi étaient bien rangés, et contenaient des flacons d'épices, des paquets de céréales et de riz, ainsi que des boites de soupe aux légumes. Il y avait dans le réfrigérateur du lait écrémé, du jus de pomme, des carottes et des oignons, mais pas de viande. Je refermai la porte, de plus en plus perplexe. Qui était-il donc ? Que faisait-il jour après jour dans cette caravane, sinon préparer ses bombes virales ? Regardait-il la télévision ? Lisait-il ?
J'entrepris de chercher des vêtements, et ouvris en vain des tiroirs. Si cet homme avait passé beaucoup de temps ici, pourquoi n'avait-il pas d'autres habits que ceux qu'il portait sur le dos ? Pourquoi n'y avait-il pas de photos, ou de souvenirs personnels ? Des livres, des catalogues pour commander des lignées de cellules, des cultures tissulaires, des ouvrages de références sur les maladies infectieuses ? Question plus évidente encore, qu'était devenu le véhicule qui avait tiré cette caravane ? Qui était parti avec, et quand ?
Je restai plus longtemps dans la chambre. La moquette était noire de sang là où nous avions traîné le corps à travers les pièces pour le sortir. Je ne sentais rien, n'entendais rien d'autre que l'air circuler dans mon capuchon, tandis que je changeais ma batterie de quatre heures. Comme le reste de la caravane, cette pièce était dépourvue de tout élément intime. Je tirai le dessus-de-lit à fleurs, découvris que l'oreiller et les draps étaient froissés sur un côté, indiquant que quelqu'un avait dormi là. Je trouvai un cheveu gris court, que je ramassai avec une pince, en me souvenant que le mort avait les cheveux bruns et plus longs.
Au mur était suspendue une mauvaise photo de bord de mer, que je détachai pour voir si elle portait une mention de l'endroit où elle avait été encadrée. De l'autre côté du lit, sous une fenêtre, j'explorai la banquette recouverte de plastique vert vif sur laquelle reposait un cactus. C'était bien la seule chose vivante de cette caravane, si l'on exceptait ce qui se trouvait dans la cage, l'incubateur et le congélateur. Je tâtai la terre du doigt, constatai qu'elle n'était pas très sèche, puis posai la plante par terre et soulevai le couvercle de la banquette.
Personne ne l'avait ouverte depuis des années, à en juger par la poussière et les toiles d'araignée. J'y trouvai un petit chat en caoutchouc, un vieux chapeau bleu, et une vieille pipe en épi de maïs mâchonnée. J'éprouvai le sentiment que tout ceci n'appartenait pas à la personne qui vivait là, laquelle n'avait même probablement jamais remarqué ces objets. Je me demandai si la caravane avait été celle d'une famille puis me mis à quatre pattes et rampai jusqu'à ce que je trouve la douille et la bourre de la cartouche, que je scellai également dans un sachet à pièces à conviction.
Lorsque je regagnai le laboratoire, Lucy était installée devant l'ordinateur portable.
-Il y a un mot de passe, annonça-t-elle dans son micro à activation vocale.
-Moi qui espérais que tu tomberais sur quelque chose de difficile.
Elle était déjà entrée dans les fichiers DOS. La connaissant, et l'ayant déjà vue faire, je savais qu'elle allait se débarrasser du mot de passe en quelques minutes.
La voix de Gallwey s'éleva dans mon capuchon:
-Kay ? J'ai quelque chose de bien, ici.
Je descendis les marches en prenant soin de ne pas emmêler mon arrivée d'air. Il se trouvait sur le devant de la caravane, accroupi devant la languette sur laquelle le numéro de série du véhicule avait été effacé. Après avoir poli la surface au papier de verre fin jusqu'à ce qu'elle ressemble à un miroir, il appliquait maintenant une solution de chlorure de cuivre et d'acide chlorydrique pour dissoudre le métal égratigné et faire réapparaitre le numéro profondément embouti en dessous et que le tueur pensait avoir limé.
Sa voix me résonna aux oreilles:
-Les gens ne réalisent pas à quel point il est difficile de se débarrasser de ces trucs.
-A moins d'être des voleurs de voiture professionnels.
-En tout cas, celui qui a fait ça n'a pas fait du très bon travail. Je crois qu'on l'a, ajouta-t-il en prenant des photos.
-Espérons que la caravane est immatriculée.
-Qui sait ? Nous aurons peut-être de la chance.
-Et les empreintes ?
La porte et son chambranle d'aluminium étaient barbouillés de poudre noire.
-Quelques-unes, mais Dieu seul sait à qui elles appartiennent ! dit-il en se relevant et en s'étirant. Je vais m'occuper de l'intérieur dans une minute.
Entre-temps, Lucy explorait les entrailles de l'ordinateur, sans récolter, elle non plus, grand-chose qui puisse nous mettre sur la piste de mordoc. Elle trouva cependant des fichiers de nos conversations sur les forums qu'il avait sauvegardés. Les voir apparaître sur l'écran donnait le frisson, et je me demandai combien de fois il les avait relus. Il y avait également des notes de laboratoire détaillées sur la multiplication des cellules infectées par le virus, ce qui était intéressant. Apparemment, il avait entamé son travail très tôt, à l'automne, moins de deux mois avant que nous ne découvrions le torse.
A la fin de l'après-midi, nous avions fait tout ce que nous pouvions, sans découverte fracassante. Nous primes des douches de décontamination, tandis que la caravane était aspergée de formaldéhyde gazeux. Je conservai mes treillis de l'armée, car après tout ce qu'avait subi mon tailleur, je ne tenais pas à le remettre.
-Evidemment, c'est une garde-robe un peu particulière, commenta Lucy en quittant le vestiaire. Tu devrais mettre un rang de perles, ça l'égaierait un peu.
Je rétorquai:
-Quelquefois, tu ressembles vraiment à Marino.
Les journées s'étirèrent jusqu'au week-end, et puis celui-ci s'écoula également sans événements particuliers autres qu'exaspérants. J'avais oublié l'anniversaire de ma mère, qui ne m'avait pas traversé l'esprit une seconde.
-Alors, tu as la maladie d'Alzheimer ? me rabroua-t-elle au téléphone. Tu ne viens jamais, et maintenant tu n'appelles même plus. Je ne vais pas en rajeunissant, tu sais.
Elle se mit à pleurer, et je me sentis, moi aussi, proche des larmes.
-Je viendrai à Noël, dis-je comme tous les ans. Je me débrouillerai, j'amènerai Lucy, je te le promets. C'est dans peu de temps.
Je me rendis en ville découragée et épuisée. Lucy ne s'était pas trompée. Au camping, le tueur n'avait utilisé la ligne téléphonique que pour se connecter sur AOL, et nous n'avions rien récolté d'autre que le numéro volé de la carte de crédit de Perley. Mordoc n'appelait plus. Vérifier sa présence était devenu pour moi une obsession, et je me retrouvais parfois sur ce forum, l'attendant, alors que je n'étais même pas sûre que le site soit surveillé par le FBI.
L'origine du virus congelé que j'avais retrouvé dans la caravane demeurait inconnue. Les tentatives pour déterminer son ADN continuaient. Les chercheurs du CCPM savaient en quoi le virus était différent, mais sans connaître sa nature, et jusqu'à présent, les primates vaccinés demeuraient sensibles à son action. Quatre autres personnes, dont deux pêcheurs découverts à Crisfield, avaient été touchés par une forme bénigne de la maladie. La quarantaine était maintenue, l'économie de l'ile s'effondrait, mais personne d'autre ne semblait être malade. A Richmond, seul Wingo était atteint, son corps souple et son visage doux ravagés de pustules. J'avais tenté de le voir à plusieurs reprises, mais il avait toujours refusé.
J'étais dans un état d'accablement total, et il m'était difficile de me consacrer à d'autres affaires tant que celle-ci n'aboutissait pas. Nous savions que l'homme de la caravane ne pouvait être mor-doc. Les empreintes nous avaient menés à un vagabond doté d'un épais casier judiciaire avec des arrestations pour vol et trafic de drogue, et deux inculpations pour agression et tentative de viol. Il se trouvait en liberté sur parole lorsqu'il avait utilisé son couteau de poche pour forcer la porte de la caravane, et personne ne doutait plus que sa mort soit autre chose qu'un homicide.
Je pénétrai dans mon bureau à huit heures quinze. Lorsqu'elle m'entendit, Rose fit son apparition sur le seuil de la porte.
-J'espère que vous vous êtes reposée, me dit-elle.
Je ne l'avais jamais vue manifester autant d'inquiétude à mon égard.
-Oui, merci, répondis-je avec un sourire.
Je lisais l'anxiété dans son regard, et je me sentis coupable et honteuse, comme si je m'étais mal conduite. Je demandai:
-Des nouvelles ?
-Rien à propos de Tangier Island. Essayez de penser à autre chose, docteur Scarpetta. Nous avons cinq cas ce matin. Regardez tout ce qui s'empile sur votre bureau. Et j'ai au moins deux semaines de retard dans la correspondance et les registres, que vous n'avez pas pu me dicter pendant votre absence.
-Je sais, Rose, je sais, dis-je avec un soupir. Commençons par le commencement. Essayez de nouveau de m'avoir Phyllis, et si on vous dit encore qu'elle est malade, extorquez-leur un numéro où on puisse la joindre. J'ai tenté de l'appeler chez elle plusieurs jours de suite, mais personne ne répond.
-Si je l'ai, je vous la passe ?
-Bien sûr.
Un quart d'heure plus tard, alors que je me préparais à entrer en réunion, Rose réussit à me transmettre la communication.
-Où diable êtes-vous, et comment allez-vous ? demandai-je à Phyllis Crowder.
-Oh, c'est cette fichue grippe. Débrouillez-vous pour ne pas l'attraper.
-C'est déjà fait, et je suis en train de m'en débarrasser. J'ai essayé de vous appeler chez vous, à Richmond.
-Je suis chez ma mère, à Newport News. Vous savez, je travaille quatre jours par semaine, et depuis des années, je passe les trois autres jours ici.
Je l'ignorais, mais nous n'avions jamais véritablement entretenu de relations suivies.
-Phyllis, je suis désolée de vous déranger alors que vous êtes malade, mais j'ai besoin de votre aide. En 1978, il s'est produit un accident au labo où vous travailliez à Birmingham, en Angleterre. J'ai retrouvé tout ce que j'ai pu à ce sujet, mais je ne sais qu'une chose, c'est qu'une photographe médicale travaillait juste au-dessus d'un labo de variole...
Elle m'interrompit:
-Oui, oui, je connais l'affaire. On pense que la photographe a été exposée au virus par l'intermédiaire d'un conduit de ventilation. Elle est morte, et le virologue s'est suicidé. Le cas est toujours cité par les gens qui sont favorables à la destruction de toutes les souches de virus congelées.
-Vous travailliez dans ce labo lorsque cela s'est produit ?
-Non, Dieu merci ! C'était quelques années après mon départ. Je me trouvais déjà aux Etats-Unis à cette époque.
La déception m'envahit. Elle fut prise d'une quinte de toux, presque incapable de parler.
-Pardon ! C'est dans ces moments-là qu'on déteste vivre seul.
-Vous n'avez personne pour veiller sur vous ?
-Non.
-Et vos courses ?
-Je me débrouille.
-Je peux vous apporter quelque chose.
-Il n'en est pas question.
-Je vous aiderai si vous m'aidez, ajoutai-je. Vous avez des dossiers à propos de Birmingham ? A propos des recherches qui y étaient en cours lorsque vous y travailliez ? Quoi que ce soit que vous pourriez retrouver ?
-Oh, sûrement, ça doit être enterré quelque part dans cette maison, répondit-elle.
-Eh bien, déterrez-les, et je vous apporte un bon ragoût.
La réunion expédiée, je courus à toutes jambes vers ma voiture. Une fois chez moi, je sortis du congélateur plusieurs portions de ragoût maison, puis je fis le plein de la voiture avant de m'engager sur la Route 64, en direction de l'est. J'informai Marino par téléphone de ce que j'allais faire.
Il s'exclama:
-Cette fois-ci, vous avez vraiment perdu les pédales ! Vous allez faire cent cinquante kilomètres pour apporter à bouffer à quelqu'un ? Vous auriez pu la faire livrer.
-Le point important n'est pas là, dis-je en mettant mes lunettes de soleil. Le point important, c'est qu'il peut y avoir des éléments chez elle. Elle peut savoir quelque chose qui va nous aider.
OK, tenez-moi au courant. Vous avez votre Pager, hein ?
-Oui.
A cette heure-là, la circulation était fluide, et je ne dépassai pas les quatre-vingt-quinze kilomètres heure en vitesse de croisière, pour ne pas récolter de contravention. En moins d'une heure, je dépassais Williamsburg, et vingt minutes plus tard, je suivais l'itinéraire que Phyllis Crowder m'avait indiqué jusqu'à son adresse à Newport News. Le quartier, du nom de Brandon Heights, abritait des classes sociales de niveaux économiques différents, et les maisons devenaient plus grandes en se rapprochant de la James River. La sienne était une modeste maison à un étage récemment repeinte d'un jaune coquille d'œuf, dont le jardin et les abords étaient bien entretenus.
Je me garai derrière un van, jetai sur mon épaule mon sac et ma serviette, et ramassai les boites de ragoût. Lorsque Phyllis Crowder m'ouvrit, elle avait une tête à faire peur, le visage pâle et les yeux brillants de fièvre. Elle portait une robe de chambre de flanelle et des chaussons de cuir qui avaient l'air d'avoir autrefois appartenu à un homme.
-Je ne peux pas croire que vous soyiez aussi gentille, dit-elle en m'invitant à entrer. Ou alors, vous êtes folle.
-Tout dépend des gens à qui vous posez la question.
Je m'arrêtai pour regarder les photographies suspendues aux sombres boiseries du couloir de l'entrée. La plupart représentaient des gens en randonnée ou à la pêche, et avaient été prises de longues années auparavant. Mon regard s'attarda sur l'une d'elles, le portrait d'un homme âgé coiffé d'un chapeau bleu pâle, qui tenait un chat en souriant, les dents serrées sur une pipe en épi de maïs.
Mon père, expliqua Phyllis Crowder. Mes parents vivaient ici, et avant eux, mes grands-parents maternels. Ce sont eux, là, dit-elle en me les désignant du doigt. Quand les affaires de mon père ont commencé à péricliter en Angleterre, ils sont venus ici, et ont emménagé avec la famille de ma mère.
-Et vous ? demandai-je.
-Je suis restée là-bas, à l'école.
Je la dévisageai, persuadée qu'elle n'était pas aussi âgée qu'elle voulait me le laisser croire.
-Vous essayez toujours de me convaincre que vous êtes un dinosaure, comparée à moi, mais je ne crois pas que ce soit le cas, lui dis-je.
-Peut-être les années ont-elles moins de prise sur vous, remarqua-t-elle en soutenant mon regard de ses yeux noirs fiévreux.
Je continuai de contempler les photos, et demandai:
-Vous avez encore de la famille ?
-Mes grands-parents sont morts il y a presque dix ans, mon père il y a cinq ans. Après cela, je suis venue tous les week-ends prendre soin de Maman. Elle s'est accrochée tant qu'elle l'a pu.
-Cela n'a pas dû être facile, avec votre carrière, remarquai-je en examinant une photo d'elle plus jeune, prise à bord d'un bateau. Elle riait et brandissait une truite arc-en-ciel.
-Vous voulez vous asseoir ? Je vais mettre ça dans la cuisine.
-Non, non, insistai-je, montrez-moi le chemin, et ne vous fatiguez pas.
Elle me fit traverser une salle à manger qui ne semblait pas avoir été utilisée depuis des années. Le lustre avait disparu, les fils électriques à nu pendaient au-dessus d'une table poussiéreuse, et les rideaux avaient été remplacés par des stores. Je sentis mes cheveux se hérisser sur mon crâne, et lorsque nous pénétrâmes dans la grande cuisine à l'ancienne, je fis un effort surhumain pour garder mon calme tout en posant le ragoût sur le comptoir.
Elle demanda:
-Du thé ?
Elle ne toussait presque plus, maintenant, et même si elle était malade, ce n'était pas la raison pour laquelle elle s'était absentée de son travail.
-Non, rien.
Elle me sourit, mais son regard était perçant, et tandis que nous nous installions à la table de la cuisine, je me demandais frénétiquement ce que j'allais faire. Ce que je soupçonnais ne pouvait être possible, ou bien alors j'aurais dû le deviner plus tôt ? Je la connaissais depuis plus de quinze ans. Nous avions travaillé ensemble sur d'innombrables cas, nous avions échangé des informations, nous apitoyant sur notre sort de femmes. Autrefois, nous avions partagé cafés et cigarettes. Je l'avais toujours trouvée charmante, brillante, sans jamais rien percevoir de sinistre chez elle. Et en même temps que ces pensées me venaient, je réalisais que c'était exactement ce que les gens disaient toujours de leur voisin serial killer, violeur ou pédophile.
-Discutons de Birmingham, lui dis-je.
-Allons-y.
Son sourire s'était évanoui.
-La souche de la maladie a été retrouvée. Les flacons portent des étiquettes datées de 1978, à Birmingham. Je me demande si le labo là-bas ne procédait pas à des recherches sur des souches mutantes de variole. Vous étiez peut-être au courant... ?
Elle m'interrompit:
-Je ne me trouvais pas là-bas en 1978.
-Je crois que si, Phyllis.
-Cela n'a aucune importance, déclara-t-elle en se levant pour préparer une bouilloire.
Je ne répondis rien, et attendis qu'elle vienne se rasseoir.
-Je suis malade, et vous devriez l'être aussi, maintenant, annonça-t-elle.
Je savais qu'elle ne parlait pas de la grippe.
-Je suis surprise que vous n'ayez pas créé votre propre vaccin avant d'entreprendre tout ceci. C'était un peu imprudent pour quelqu'un d'aussi méticuleux que vous.
-Je n'en aurais pas eu besoin si ce salopard ne s'était pas introduit dans la caravane et n'avait pas tout cassé ! aboya-t-elle. Ce porc dégoûtant et crasseux ! ajouta-t-elle en tremblant de rage.
-Pendant que vous me parliez, sur AOL. Voilà pourquoi vous êtes restée en ligne sans vous déconnecter, parce qu'il a commencé à forcer votre porte. Vous l'avez tué, et vous vous êtes enfuie avec votre van. Je suppose que vous ne vous rendiez à James Island que pendant vos longs week-ends, pour pouvoir transférer votre jolie maladie dans de nouveaux flacons, et nourrir vos précieux bébés.
Tout en parlant, je sentais la fureur m'envahir, mais elle ne semblait pas s'en soucier. Au contraire, elle y prenait plaisir.
-Après toutes ces années de médecine, les gens ne sont donc rien de plus pour vous que des lames et des boîtes de Pétri ? Et leurs visages, Phyllis ? J'ai vu les gens à qui vous avez infligé ça, continuai-je en me penchant vers elle. Une vieille femme, qui est morte seule dans son lit souillé, sans personne pour entendre ses appels à l'aide. Et maintenant Wingo, qui refuse que je le voie, un jeune homme bon et honnête, qui est en train de mourir. Vous le connaissez, il est venu dans votre labo ! Que vous avait-il fait ?
Elle demeura immobile, rayonnante de colère, elle aussi.
-Vous avez laissé le spray Vita dans une des niches où Lila Pruitt vendait des recettes pour vingt-cinq cents. Dites-moi si je me trompe, continuai-je d'un ton mordant. Elle a pensé que son courrier avait été mal distribué, et qu'un voisin le lui avait déposé. Comme c'était agréable de recevoir un petit échantillon gratuit comme ça, avec lequel elle s'est aspergé le visage ! Elle l'avait posé sur sa table de nuit, et le vaporisait sans cesse pour calmer sa douleur.
Ma collègue demeurait silencieuse, le regard flamboyant.
-Vous avez probablement livré toutes vos petites bombes en même temps à Tangier Island. Puis ensuite celles qui m'étaient destinées, à moi et mon personnel. Et quel était votre plan, après cela ? Le monde ?
-Peut-être, fut tout ce qu'elle trouva à dire.
-Pourquoi ?
-Ce sont les autres qui ont commencé. oeil pour oeil, dent pour dent.
Je m'efforçai de contrôler ma voix:
-Que vous a-t-on fait qui puisse seulement se comparer à cela ?
-J'étais à Birmingham quand ça s'est produit. L'accident. On a suggéré que c'était en partie de ma faute, et j'ai été obligée de partir. C'était complètement injuste, un échec total pour moi, alors que j'étais jeune, toute seule, effrayée. Mes parents étaient partis pour les Etats-Unis, pour vivre ici, dans cette maison. Ils aimaient la vie au grand air, camper, pêcher, ils aimaient tout ça.
Elle contempla le vide un long moment, comme si elle s'était replongée dans le passé.
-Cela n'avait pas grande importance, mais j'avais travaillé dur. J'ai trouvé un autre travail à Londres, mais trois échelons en dessous de mon poste précédent. (Son regard se fixa sur moi.) Ce n'était pas juste. C'était le virologiste qui avait provoqué l'accident. Mais parce que je me trouvais là ce jour-là, et que lui avait trouvé commode de se suicider, c'était facile de me faire porter le chapeau. Et puis, je n'étais qu'une enfant, au fond.
-Alors en partant, vous avez volé la souche du virus.
Elle eut un sourire froid.
-Et vous l'avez conservée toutes ces années ?
-Ce n'est pas difficile quand il y a des congélateurs à azote dans tous les endroits où vous travaillez, et quand vous vous portez toujours volontaire pour surveiller l'inventaire, dit-elle avec fierté. Je l'ai gardée.
-Pourquoi ?
-Pourquoi ? répéta-t-elle d'une voix aiguë. C'était moi qui travaillais dessus quand l'accident est arrivé ! Elle était à moi, et je me suis assurée que je l'emportais avec mes autres recherches quand je suis partie. Pourquoi leur aurais-je laissé ? Ils n'étaient pas assez malins pour faire ce que moi j' avais réussi.
-Mais il ne s'agit pas de variole. Pas exactement.
-Eh bien, c'est même pire, non ? dit-elle, les lèvres frémissantes d'émotion alors qu'elle se remémorait cette époque. J'ai inclus l'ADN de la variole du singe dans le génome de la variole.
Ses mains tremblaient, et elle se moucha avec une serviette, de plus en plus surexcitée. Elle continua les yeux brillants de larmes de fureur:
-Et puis au début de l'année universitaire, on me souffle le poste de chef de département !
-Phyllis, ce n'est pas juste...
-La ferme ! hurla-t-elle. Avec tout ce que j'ai consacré à cette foutue fac ? Je suis la plus ancienne celle qui a torché tout le monde, vous y compris, et ils donnent le poste à un homme parce que je n'ai pas assez de titres ! cracha-t-elle.
-Ils l'ont donné à un pathologiste de Harvard qui méritait le poste, déclarai-je d'un ton catégorique. Et cela n'a aucune importance. Ce que vous avez fait n'a aucune excuse. Vous avez conservé un virus toutes ces années pour arriver à cela ?
Le sifflement de la bouilloire nous vrillait les tympans. Je me levai et éteignis le gaz.
-Ce n'est pas la seule maladie exotique que j'aie dans mes archives. J'en ai réuni plusieurs. Je voulais me lancer réellement un jour dans un projet important. Etudier les virus les plus redoutés, découvrir encore plus de choses sur le système immunitaire, pour nous épargner d'autres fléaux comme le sida. Je pensais remporter, un jour peut-être, le prix Nobel.
Elle était maintenant d'un calme étrange, et comme satisfaite d'elle-même.
-Non, je ne dirais pas qu'à Birmingham, mon intention était de répandre un jour une épidémie.
-Justement, vous n'y êtes pas parvenue, rectifiai-je.
Ses yeux s'étrécirent, et elle me lança un regard diabolique. Je continuai:
-A l'exception des gens dont on pense qu'ils ont utilisé le spray facial, personne n'est tombé malade. J'ai été exposée plusieurs fois aux patients, et je vais bien. Le virus que vous avez créé est une impasse, il affecte sa première victime, mais ne se réplique pas. Il n'y a pas d'infection secondaire, pas d'épidémie. Ce que vous avez provoqué, c'est la panique, la maladie et la mort d'une poignée d'innocentes victimes. Et vous avez mis à mal l'industrie de la pêche sur une île peuplée de gens qui n'ont probablement jamais entendu parler du prix Nobel.
Je m'adossai à mon siège et l'observai, mais elle n'avait pas l'air de s'en soucier.
-Pourquoi m'avez-vous envoyé des photos et des messages ? demandai-je avec insistance. Les photos que vous avez prises dans votre salle à manger. Qui vous a servi de cobaye ? Votre vieille mère infirme ? Vous l'avez aspergée avec le virus, pour voir si ça marchait ? Et lorsque vous en avez eu confirmation, vous l'avez tuée d'une balle dans la tête. Vous l'avez démembrée avec une scie d'autopsie pour que personne ne puisse faire le lien entre cette mort et l'empoisonnement des sprays ?
-Tu te crois si intelligente, me dit mordoc.
-Vous avez assassiné votre propre mère, et vous l'avez enveloppée dans une bâche parce que vous ne pouviez pas supporter de la regarder pendant que vous la démembriez.
Elle détourna les yeux. Mon Pager vibra à cet instant.
J'y déchiffrai le numéro de Marino, puis sortis mon téléphone sans la quitter du regard un seul instant.
-Oui ? fis-je lorsqu'il répondit.
-On a une touche avec la caravane. On a remonté la piste jusqu'à un fabricant, puis à une adresse à Newport News. J'ai pensé que ça vous intéresserait. Des agents devraient arriver là-bas d'un moment à l'autre.
-J'aurais préféré que le Bureau fasse cette touche un peu plus tôt. Mais je recevrai les agents à la porte.
-Quoi ? Qu'est-ce que vous racontez ?
Je raccrochai sans répondre.
Mordoc se remit à parler d'un ton suraigu.
-J'ai communiqué avec toi parce que je savais que tu me prêterais attention ! Je voulais que pour une fois, tu perdes la partie, toi, le célèbre docteur, le célèbre expert !
-Vous étiez une collègue et une amie.
-Et je te déteste ! hurla-t-elle, écarlate, la poitrine soulevée de rage. Je t'ai toujours détestée ! Le système t'a toujours mieux traitée que moi, tu as toujours été le centre de l'attention ! Le grand docteur Scarpetta, la légende ! Ha, mais regarde qui a gagné ? En fin de compte, c'est moi qui t'ai eue, hein ?
Je me refusai à répondre.
-Je t'ai fait tourner en bourrique, hein ?
Elle s'empara d'un flacon d'aspirine, et en sortit deux en me regardant.
-Je t'ai fait entrevoir la mort, attendre dans le cyberespace. M'attendre, moi ! dit-elle d'un ton triomphant.
On frappa bruyamment à la porte d'entrée avec un objet métallique. Je repoussai ma chaise.
-Qu'est-ce qu'ils vont faire ? M'abattre ? Ou toi, peut-être ? Je parie que tu as une arme dans un de ces sacs ! grinça-t-elle, hystérique. Moi, j'en ai une dans l'autre pièce, et je vais la chercher tout de suite !
Elle se leva, tandis qu'on continuait de frapper, et une voix impérieuse ordonna:
-FBI, ouvrez !
Je l'agrippai par le bras.
-Personne ne va vous abattre, Phyllis.
-Lâche-moi !
Je la poussai vers la porte.
-Lâche-moi !
-Votre punition sera de mourir comme eux, disje en la traînant de force.
Elle hurla:
-NON !
La porte s'ouvrit à toute volée, et le choc du battant contre le mur fit tomber de leurs crochets plusieurs photos.
Deux agents du FBI, dont Janet, pénétrèrent dans la maison, l'arme à la main. Ils passèrent les menottes au docteur Phyllis Crowder, qui s'était effondrée sur le sol. Une ambulance la transporta au Sentara Norfolk General Hospital, où elle mourut vingt et un jours plus tard, entravée sur son lit, couverte de pustules fulminantes. Elle avait quarante-quatre ans.
ÉPILOGUE
Je fus incapable de prendre la décision tout de suite, et la repoussai jusqu'au premier de l'An, où les gens sont censés procéder à des changements, prendre des résolutions, faire des promesses dont ils savent qu'ils ne les tiendront jamais. Benton et moi étions assis par terre devant la cheminée, dégustant du champagne tandis que mon toit d'ardoise grinçait sous le poids de la neige. Je lui déclarai:
-Benton, je dois me rendre quelque part.
Il eut l'air ahuri, comme si je voulais dire " tout de suite ", et répondit:
-Il n'y a pas grand-chose d'ouvert, Kay.
-Non, je parle d'un voyage, en février, peut-être. A Londres.
Il demeura silencieux, sachant de quoi je parlais, puis posa son verre sur le foyer et me prit la main.
J'espérais bien que tu irais un jour. Aussi pénible que cela puisse être, tu devrais vraiment le faire. Pour mettre un terme à tout cela, avoir l'esprit en paix.
-Je ne suis pas sûre d'être capable d'avoir l'esprit en paix.
Je retirai ma main et repoussai mes cheveux. Pour lui aussi, c'était difficile. Il ne pouvait en être autrement.
-Il doit te manquer, lui dis-je. Tu n'en parles jamais, mais il était comme un frère pour toi. Je me souviens de tout ce que nous avons fait ensemble, tous les trois. Cuisiner, voir des films, discuter de nos affaires, et de la dernière crasse du gouvernement, les impôts, les congés forcés, les suppressions de budgets.
Il eut un léger sourire en fixant les flammes.
-Et moi je pensais que cet enfant de salaud avait bien de la chance de t'avoir ! Je me demandais à quoi cela pouvait ressembler. Maintenant, je le sais, et j'avais raison, il avait vraiment de la veine. C'est probablement la seule personne à qui j'aie jamais réellement parlé, en dehors de toi. C'est bizarre, d'une certaine façon. Mark était un des individus les plus égocentriques que j'aie jamais connus, une de ces créatures magnifiques et profondément narcissiques. Mais il était bon, intelligent, et je ne crois pas qu'on cesse jamais de regretter quelqu'un comme lui.
Vêtu d'un pull de laine blanche et de treillis couleur crème, Wesley était presque radieux à la lueur du feu.
-Si tu sors comme ça ce soir, tu vas disparaître, remarquai-Je.
Il me lança un coup d'œil perplexe.
-Habillé comme ça, dans la neige. Si tu tombes dans un fossé, personne ne te retrouvera avant le printemps. Tu devrais porter quelque chose de sombre, par une nuit comme celle-là. Tu sais, par contraste.
-Kay, arrête. Si je faisais du café ?
-C'est comme les gens qui veulent un 4 x 4 pour l'hiver, alors ils achètent une voiture blanche. A quoi ça rime quand on glisse sur une route blanche, sous un ciel blanc, avec des trucs blancs qui voltigent partout ?
-Qu'est-ce que tu racontes, Kay ? dit-il en me regardant.
-Je ne sais pas.
Je sortis la bouteille de champagne de son seau. L'eau dégoulina tandis que je remplissais nos coupes. J'avais deux verres d'avance sur lui. Le lecteur de disques compacts était plein à craquer de tubes des années soixante-dix, et les baffles des murs résonnaient de Three Dog Night. C'était un de ces rares moments où j'étais susceptible de me soûler. Je n'arrêtais pas d'y penser, et de revivre la scène. Je n'avais rien deviné, avant de me retrouver dans cette pièce aux fils électriques pendant du plafond, et de voir l'endroit où des mains et des pieds tranchés ensanglantés avaient été alignés. Ce n'est qu'à cet instant que la vérité s'était imprimée dans mon cerveau, et je n'arrivais pas à me le pardonner.
Je dis doucement:
J'aurais dû savoir que c'était elle, Benton. J'aurais dû le savoir avant d'aller chez elle, avant de voir les photos, et cette pièce. Je veux dire, je devais le sentir quelque part au fond de moi, et je n'ai pas fait attention.
Il ne répondit pas, ce que je pris pour une accusation supplémentaire.
Je marmonnai de nouveau:
-J'aurais dû deviner que c'était elle. Des gens auraient pu être sauvés.
-C'est toujours facile à dire après coup, répondit-il d'un ton doux mais ferme. Les gens qui vivent à côté des serial killers de ce monde sont toujours les derniers à le savoir, Kay.
Et ils ne savaient pas ce que je sais, moi, Benton.
Je bus une gorgée de champagne.
-Elle a tué Wingo.
-Tu as fait de ton mieux, me rappela-t-il.
-Il me manque, dis-je avec un soupir de tristesse. Je ne suis pas allée sur sa tombe.
-Si on passait au café ? suggéra-t-il de nouveau.
Je ne voulais pas du moment présent, et je continuai:
-Pourquoi est-ce que je ne peux pas simplement me laisser aller de temps en temps ?
Benton me massa la nuque, et je fermai les yeux.
-Pourquoi faut-il toujours que je sois logique ? murmurai-je. Précise là-dessus, exacte pour ça. Compatible avec, caractéristique de: voilà des mots aussi froids et tranchants que les scalpels que j'utilise. Et à quoi vont-ils me servir au tribunal, quand le sort de Lucy sera en jeu ? Sa carrière, sa vie ? Tout ça à cause de ce salopard de Ring. Moi, le témoin expert, la tante aimante.
Une larme glissa sur ma joue.
-Seigneur, Benton, je suis tellement fatiguée.
Il se déplaça et m'enlaça, me tirant contre lui de façon que je puisse reposer ma tête sur son épaule.
-J'irai avec toi, souffla-t-il dans mes cheveux.
Nous montâmes dans un taxi noir londonien à destination de Victoria Station le 18 février, jour anniversaire d'un attentat à la bombe qui avait déchiqueté une poubelle et fait sauter une entrée de métro, une taverne et un café. Des moellons avaient été projetés dans tous les sens, le verre brisé s'était abattu avec une force terrifiante en une pluie de missiles et de shrapnels. Ce n'était pas Mark que visait l'IRA. Sa mort n'avait rien à voir avec le fait qu'il appartenait au FBI. Il s'était simplement trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, comme tant d'autres victimes.
La gare fourmillait d'une foule de banlieusards qui faillit me renverser tandis que nous nous frayions un chemin jusqu'à la zone centrale où des agents des chemins de fer s'affairaient derrière leurs guichets. Les horaires des trains s'affichaient sur des panneaux au mur, des kiosques vendaient des bonbons et des fleurs, et on pouvait changer de l'argent ou se faire faire une photo d'identité. Les poubelles étaient rangées à l'intérieur des McDonald's ou de ce genre de lieux, et je n'en distinguai pas une en plein air.
-Ce n'est plus un bon endroit pour placer une bombe, dit Wesley, qui venait de remarquer la même chose.
-On tire profit de l'expérience, dis-je tout en me sentant trembler intérieurement.
J'examinai les alentours en silence. Les pigeons volaient au-dessus de nos têtes, ou trottinaient à la recherche de miettes. L'entrée du Grosvenor Hotel jouxtait la Victoria Taverne, où l'événement s'était produit. Personne ne savait exactement ce que faisait Mark à ce moment-là, mais on avait supposé qu'au moment de l'explosion, il était installé à l'une des petites tables hautes devant la taverne.
Nous savions qu'il attendait l'arrivée du train de Brighton, et qu'il avait rendez-vous avec quelqu'un. Jusqu'à ce jour, j'ignorais avec qui, car l'identité de cet individu ne pouvait être révélée pour des raisons de sécurité. C'était ce que l'on m'avait dit. Il y avait de nombreux éléments que je n'avais jamais compris, comme la coïncidence du minutage, et si cette personne que Mark devait rencontrer avait également été tuée. Je passai en revue le toit de verre et de poutrelles d'acier, la vieille horloge sur le mur de granit, les arcades. L'explosion n'avait laissé de traces indélébiles que sur les gens.
Je remarquai d'une voix mal assurée:
-C'est drôle de se trouver à Brighton au mois de février. Pourquoi quelqu'un viendrait-il d'une station balnéaire à ce moment de l'année ?
-Je l'ignore, répondit-il en regardant autour de lui. Tout ça était une affaire de terrorisme. Comme tu sais, Mark travaillait là-dessus. Alors, personne ne confie grand-chose, dans ce domaine.
-C'est vrai. Il travaillait là-dessus, il est mort à la suite d'un acte de terrorisme, et personne ne semble penser qu'il puisse y avoir un lien. Personne n'a évoqué la possibilité que ce ne soit pas un hasard.
Il ne dit rien, et je le regardai. J'avais le coeur lourd, il me semblait que mon esprit sombrait dans l'obscurité d'un insondable océan. La foule, les pigeons, les annonces continuelles au tableau se fondirent en un tumulte étourdissant, et l'espace d'un instant, tout devint noir. Wesley me rattrapa alors que je vacillais.
-Tu te sens bien ?
-Je veux savoir avec qui il avait rendez-vous.
-Allons, Kay, dit-il avec douceur. Viens, allons nous asseoir quelque part.
Je persistai:
-Je veux savoir si l'explosion a eu lieu parce qu'un certain train arrivait à une certaine heure. Je veux savoir si tout ça n'est pas de la fiction.
-De la fiction ?
Mes yeux se remplirent de larmes.
-Comment puis-je savoir s'il ne s'agit pas d'une ruse, d'une couverture, s'il n'est pas vivant, s'il ne se cache pas quelque part ? S'il n'est pas un témoin protégé, avec une nouvelle identité ?
La tristesse s'était peinte sur le visage de Wesley, et il me prit la main.
-Non, ce n'est pas le cas. Viens.
Mais je refusai de bouger.
-Je dois savoir la vérité. Si ça s'est vraiment passé. Qui devait-il rencontrer, et où se trouve maintenant cette personne ?
-Ne fais pas ça.
La foule nous contournait, sans que personne ne nous prête attention. L'écho de milliers de pas résonnait comme un ressac furieux, et des claquements métalliques provenaient des voies où des ouvriers posaient de nouveaux rails.
Je m'essuyai les yeux, et déclarai d'une voix tremblante:
-Je pense qu'il ne devait rencontrer personne, et que tout ça n'est qu'un vaste mensonge du FBI.
Il soupira, le regard dans le vide.
-Ce n'est pas un mensonge, Kay.
-Alors, qui ? Je dois savoir ! criai-je.
Les gens nous regardaient, maintenant, et Wesley m'entraîna à l'écart, en direction du quai 8, où le train de 11 h 46 partait à destination de Denmark Hill et Peckham Rye. Il me fit gravir une rampe carrelée de bleu et blanc, jusqu'à la consigne, pleine de bancs et de vestiaires. Je sanglotais sans pouvoir m'en empêcher. J'étais désemparée, furieuse, et il me conduisit dans un coin désert, où il m'assit doucement sur un banc.
-Dis-le-moi, Benton, je t'en prie, il faut que je sache ! Ne me laisse pas continuer sans connaître la vérité jusqu'à la fin de mes jours, suppliai-je en suffoquant de larmes.
Il me prit les mains.
-Tu peux laisser reposer tout ça en paix. Mark est mort, je te le jure. Tu crois vraiment que je pourrais entretenir avec toi cette relation si je savais qu'il est vivant, quelque part ? dit-il avec passion. Mon Dieu, comment peux-tu même imaginer que je ferais une chose pareille !
J'insistai:
-Qu'est-il arrivé à la personne avec laquelle il avait rendez-vous ?
Il hésita.
-Elle est morte, malheureusement. Ils se trouvaient ensemble quand la bombe a explosé.
-Alors pourquoi tous ces secrets sur l'identité de cet homme ? m'exclamai-je. Ça ne rime à rien !
Il hésita de nouveau, plus longuement, cette fois-ci, et l'espace d'un instant, ses yeux se remplirent de compassion pour moi. Je crus qu'il allait pleurer. -Ce n'était pas un homme, Kay. Mark se trouvait avec une femme.
-Un autre agent, dis-je sans comprendre.
-Non.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Je mis un moment à saisir parce que je m'y refusais, mais je sus, lorsqu'il demeura silencieux.
-Je ne voulais pas que tu le découvres. Tu n'avais pas besoin de savoir qu'il se trouvait avec une autre femme lorsqu'il a été tué. Ils sortaient du Grosvenor Hotel quand la bombe a explosé. L'attentat n'avait aucun rapport avec lui. Il était là, c'est tout.
A la fois soulagée et nauséeuse, je demandai:
-Qui était-ce ?
-Elle s'appelait Julie Mc Fee. C'était une avocate londonienne de trente et un ans. Ils s'étaient rencontrés lors d'une affaire sur laquelle il travaillait, ou par l'intermédiaire d'un autre agent, je ne sais pas trop. Je le regardai dans les yeux.
-Depuis combien de temps étais-tu au courant ?
-Un moment. Mark allait te le dire, et ce n'était pas à moi de le faire.
Il m'effleura la joue, et essuya mes larmes.
-Je suis désolé. Tu n'as pas idée de ce que je ressens. Tu as déjà bien assez souffert.
Mais d'une certaine façon, cela facilite les choses.
Un adolescent piercé avec une coupe de cheveux à la mohican claqua la porte d'une consigne. Nous attendîmes qu'il s'éloigne avec nonchalance, accompagné de sa petite amie en cuir noir. -Pour dire la vérité, c'était caractéristique de sa relation avec moi.
Je me relevai, épuisée, j'avais du mal à réfléchir.
-Il était incapable de s'engager, de prendre un risque. Il ne l'aurait jamais fait, pour personne. Il lui a manqué tellement de choses, c'est ça qui me rend le plus triste.
Dehors il faisait humide, un vent violent soufflait, et la queue des taxis s'étirait sans fin autour de la gare. La main dans la main, nous achetâmes des bouteilles de Hooper's Hooch. Des policiers montés sur des chevaux pommelés passaient au trot devant Buckingham Palace, et dans St James Park, une fanfare de gardes en bonnets à poil défilait, entourée de gens pointant des appareils photo. Les arbres se balançaient dans le vent, et les échos de la fanfare s'évanouirent, tandis que nous regagnions à pied l'Athenaeum Hotel sur Piccadilly.
-Merci, dis-je en l'enlaçant. Je t'aime, Benton.